Dans une discussion ponctuée de plus d’absences sonores que de paroles articulées, et lourde de sourires remplis de tristesse, Eyeru Gebru a bien failli laisser ses larmes dévaler ses joues. Peu importe la lenteur de ses confidences, pour cette coureuse cycliste professionnelle de l’équipe française Komugi-Grand Est, c’était un pas important. À la fin des deux heures de conversation, elle s’est exclamée, « nous avons beaucoup trop discuté».
Âgée de 27 ans, cette éthiopienne fait partie des trente-sept athlètes de l’équipe olympique des réfugiés et sera en lice pour la médaille des Jeux olympiques (JO) de Paris 2024, sous le drapeau du Comité international olympique, bannière blanche aux cinq anneaux entrelacés. Le 4 août, elle prendra son élan depuis le Trocadéro pour rivaliser avec 89 autres concurrentes lors de la course en ligne de 158 km.
Le maillot immaculé qu’elle porte désormais lui convient mieux. Porter à nouveau le maillot aux couleurs de l’Ethiopie, son pays natal, serait un geste de soutien à un « génocide » et à un pays qui, selon elle, « a tué [s]on peuple », ce qu’elle considère comme inacceptable.
Survivante d’une guerre civile qui a ravagé une partie de l’Ethiopie et réfugiée en France depuis 2022, Gebru considère le cyclisme comme son salut, tant sur le plan personnel que professionnel. Laurent Goglione, manager de son équipe Komugi-Grand Est, confirme que la pratique de ce sport est un impératif pour elle. Elle pédale pour atténuer la mélancolie qui pourrait devenir écrasante, pour amoindrir ses traumatismes et la douleur de la perte de ses proches.
Dans la matinée du 3 juillet, Tignes, situé en Savoie, semble enveloppé dans le brouillard, rendant les massifs environnants presque invisibles. Eyeru Gebru, accompagnée de son attachée de presse pour la rassurer, s’apaise avec un café noir et quelques verres d’eau. Cette grimpeuse économise son énergie pour son entraînement olympique : elle passe quatre heures par jour, sauf les jours de repos, à avaler les routes asphaltées pendant deux semaines. Elle découvre ce coin de France où les montagnes semblent embrasser ce village situé à près de 2000 mètres d’altitude.
Son premier amour
Humoristiquement, elle compare cette majestueuse architecture en pierre à sa ville natale, Aksoum, célèbre pour ses obélisques mythiques – « sans la neige » rajoute-t-elle avec un sourire. C’est dans le nord de l’Éthiopie, dans la région du Tigré, non loin de l’Érythrée, qu’elle a trouvé consolation dans ce véhicule à deux roues. Un choix surprenant… N’est-ce pas l’athlétisme qui est vénéré en Abyssinie? Combien de marathoniens à la peau teintée d’ambre, aussi minces que les eucalyptus qui longent les chemins de son pays, ont accumulé les titres aux Jeux? « Je n’aime pas courir » rejette-t-elle d’une voix presque inaudible et toujours en anglais (elle ne maîtrise pas encore le français).
Eyeru Gebru a grandi en écoutant les exploits de l’emblématique Abebe Bikila, le premier champion olympique africain noir qui a conquis le marathon de Rome en 1960 en courant pieds nus, et en regardant à la télévision les victoires des autres légendes extraordinaires telles que Hailé Gebreselassié. Ces récits et images ont été le cadre de sa découverte de la merveille magique des Jeux olympiques. Cependant, elle n’imaginait jamais qu’un jour, elle deviendrait une Olympienne. « Dans mon pays, le cyclisme était un sport pour les riches. Je ne pensais pas pouvoir en faire partie. Mais maintenant, ce rêve devient une réalité. » elle dit avec une joie palpable.
Épris de cyclisme depuis son jeune âge de 6 ans, Gebru n’a jamais pu expliquer son attirance pour ce sport. Mais le coût d’un vélo était hors de portée pour sa famille humble et même si elles pouvaient se le permettre, il n’y avait pas de vélo qui convenait à sa taille. Elle a dû attendre dix ans avant de pouvoir faire du vélo régulièrement. Incapable d’en acheter un, elle a dû en louer un par minute pour s’entraîner. Pour financer cela, elle a commencé à vendre des fruits ou du kolo – des céréales grillées – sur le marché le week-end, aux côtés de sa mère, qui l’a élevée seule. Elle évitait de solliciter sa mère pour de l’argent et mettait de côté quelques birrs, la monnaie locale, pour ses entraînements.
Peu de temps après ses débuts, elle rejoint un club local, puis un plus grand dans la ville voisine de Makalé. Ses performances aux compétitions nationales et continentales l’ont amenée à remporter plusieurs prix, dont le titre de championne d’Afrique en contre-la-montre par équipe en 2018 et 2019.
A une vingtaine d’années, ses performances lui ouvrent les portes du Centre mondial du cyclisme (CMC), à Aigle, en Suisse, un établissement affilié à l’Union cycliste internationale (UCI). Cela offre à des athlêtes prometteurs, dont elle fait partie, qui sont issus de fédérations à budget limité, l’occasion d’accéder à un niveau de compétition plus élevé et peut-être de devenir professionnels en Europe.
Durant son séjour au CMC, elle fait la connaissance d’un autre cycliste africain, l’Érythréen Biniam Girmay, qui vient de remporter trois étapes du Tour de France, un fait historique. Elle est reconnue comme l’une des meilleures cyclistes africaines de son époque, bien que selon Jean-Jacques Henry, coordinateur du projet d’éducation et de détection du CMC, elle ait manqué d’expérience à l’échelle internationale.
En participant à des compétitions en Italie, en Espagne et en France avec l’équipe continentale du centre (la WCC Team), elle se fait remarquer par ses échappées et son énergie dans les montées. En même temps, elle fait l’expérience du froid et découvre l’intensité de la concurrence sur les routes. Elle relate que dans son pays, les compétitions impliquaient une vingtaine de filles au maximum tandis qu’en Europe, même les plus petites compétitions réunissaient jusqu’à cent quinze participantes, ce qui a constitué un défi au début.
En octobre 2020, Eyeru Gebru revient dans son pays natal pour partager des moments avec sa famille. Cependant, peu de temps après, la région est secouée par une guerre civile qui oppose le gouvernement et des rebelles de Tigray. La zone nord de l’Ethiopie devient un champ de bataille, et la guerre entraîne 600 000 décès jusqu’à la finalisation d’un accord de paix en novembre 2022. Des millions sont forcés à abandonner leurs foyers. Eyeru est séparée de sa mère sous des circonstances qu’elle préfère ne pas dévoiler. Elle se souvient du fait que les attaques de drones les forçaient à se déplacer quotidiennement.
Août 2021 marque un tournant. Eyeru , qui n’a pas touché un vélo depuis presque un an, décide de demander à sa fédération de l’inscrire au quatrième Championnat du Monde qui se déroule en Belgique en septembre. Elle voit ici la possibilité de s’échapper de son pays ravagé par la guerre, et la fédération est d’accord pour la faire voyager en Europe pour la compétition.
Atterrissant en France pour une formation en Vendée, Eyeru n’ira cependant jamais en Flandre. Jean-Jacques Henry, qui était responsable des petits pays pour l’UCI lors de ces Championnats du monde, attendit en vain à la gare de Bruxelles. Son emplacement reste mystérieux, et tous les tentatives de la contacter échouent, car elle a changé son numéro. Craignant d’être retrouvée, Eyeru disparaît et s’enfuit en Suède, puis en Norvège, où elle est finalement renvoyée à Nice en début d’année 2022.
Sa lutte pour s’échapper de sa condition de réfugiée continue.
Face à une nouvelle difficulté, elle se retrouve à passer la nuit sur un coin de rue. Sa situation était franchement effroyable, ses souvenirs auraient pu être meilleurs. Pour devenir plus endurante, elle devait trouver une force intérieure. L’Ethiopienne est finalement soignée par une association locale qui l’aide à formuler sa demande de refuge, qu’elle reçoit en juillet de cette année. Ils lui organisent également un logement. Mais cela ne s’arrête pas là : connaissant son histoire, les membres de l’association lui achètent un vélo.
Elle remonte sur son vélo et cela devient son compagnon fidèle alors qu’elle se rend à Monaco, escaladant les sommets du paysage rural environnant. Elle tombe sur la Britannique Elizabeth Deignan, une lumière dans le monde du cyclisme féminin, qui accepte de devenir son coach. « C’est grâce au vélo que j’ai pu me rétablir, il a été ma thérapie », tient-elle à souligner.
À travers les médias sociaux, des membres du CMC retrouvent Eyeru Gebru et même si cela peut sembler trop facile à dire, ils la remettent sur son vélo. Comme le souligne Jean-Jacques Henry, il lui fallait un club. Et après une pause de deux ans de compétition de haut niveau ? « Nous sommes habitués à relever des défis », ajoute-il, devenant un phare pour l’athlète qu’il accueille chez lui avec sa famille à Evian-les-Bains (Haute-Savoie).
Au même instant, l’ensemble Komugi-Grand Est commence à prendre forme. A compter du 1er janvier 2023, Eyeru Gebru rejoint l’équipe, avec un salaire équivalent au smic. « C’était un risque, mais cela se révèle être une grande victoire sur le plan humain pour nous. Elle est maintenant plus forte que lorsqu’elle a cessé », confirme le manager Laurent Goglione, toujours impressionné par sa « sensibilité à fleur de peau » et sa « belle résistance ». « Son vélo lui offre un échappatoire à son statut de réfugiée », déclare-t-il.
« Beaucoup de cyclistes ont perdu la vie pendant la guerre dans mon pays. Mon objectif est d’être forte, pas seulement pour moi, mais pour eux aussi », explique-t-elle. Ces derniers temps, Eyeru Gebru a continué à pédaler malgré de sévères douleurs dentaires. La douleur ne l’effraie pas. « Il faut l’accepter, sinon tu ne peux pas faire ce sport », admet-elle. « Lorsqu’elle est en proie à la douleur sur son vélo, son visage entre dans une sorte de transe, comme si elle devenait une autre personne », dit Lucas Leblond, le directeur sportif de son équipe. C’est comme si nous étions transportés. »
Il y a quelques jours, elle est allée à Bayeux (Calvados) pour une formation avec l’équipe des réfugiés olympiques. On pouvait déjà sentir sa concentration. « Elle ne veut pas juste participer aux Jeux, elle a une chance de gagner. Une performance exceptionnelle pourrait lui ouvrir les portes d’une grande équipe », espère M. Goglione. Il y a quelques semaines, Eyeru Gebru a donné son précieux vélo, celui qui lui a « sauvé la vie », à une association de réfugiés rwandais. Elle a un espoir : « Qu’il puisse aider quelqu’un. »
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