Raphaël Geminiani, une figure shakespearienne qui a célébré son 99ème anniversaire le 12 juin, domine avec une touche de maîtrise sur son passé. Il regarde avec amusement les esprits de ses anciens compagnons de voyage et amis, Fausto Coppi, Louison Bobet et Jacques Anquetil, qui revivent dans un théâtre d’ombres et de conspirations. Ils rejouent continuellement les mêmes scènes, gardant le dynamisme de leurs dialogues sous son influence et selon son humeur, le contexte et la nature de son public. Il se rappelle d’une conversation avec Bobet où il lui a dit, « Si je pouvais te l’acheter, je le ferais à n’importe quel prix », manifestant son envie de sa santé robuste.
Au fil du temps, la silhouette de Geminiani s’est élargie et contractée, sa démarche est devenue plus pesante, mais sa parole maintient sa vigueur et son regard est aussi pénétrant et brillant. Il vit désormais, malgré un champ de vision réduit qui lui interdit de lire. Depuis un certain temps, il habite un appartement en rez-de-jardin dans une maison de retraite à Pérignat-sur-Allier, un village de Puy-de-Dôme. Après le décès de sa femme et la mère de ses deux enfants, Anne-Marie, en 2016, il a trouvé une consolation. Il vit avec ses propres meubles entourés de quelques photos suspendues qui rappellent ses êtres chers.
Dans une photo, il est aperçu, accomplice, aux côtés d’Orson Welles lors de sa visite au Tour de France. C’était en 1950 sur la place du Palais-Royal, à Paris, remplie de joie et de sourires de la paix retrouvée. « Gem », comme on l’appelait à l’époque, portait le maillot de l’équipe de cyclisme de France, dont il était une figure emblématique de 1947 à 1959, derrière Louison Bobet. Il a remporté sept étapes, a été proche de la victoire en 1958 et a su marquer son empreinte, sa personnalité auprès des médias dont il a saisi instinctivement l’importance et la puissance, bien avant les autres. Au-delà de la ligne d’arrivée – quand la télévision n’existait pas – les journalistes affluaient vers lui pour obtenir une punchline, une analyse ou une expression explicative. Et rien n’a changé. « Plus je prends de l’âge, dit-il, plus je suis approché par des personnes, des journalistes qui expriment leur admiration, leur intérêt pour ce que j’ai vécu. »
« C’est Gino, en fait »
Par conséquent, ce journaliste italien qui est venu l’interviewer au sujet du départ du Tour de France 2024 à Florence, dans la patrie de ses ancêtres, celle de Gino Bartali, surnommé « Gino le Pieux », un grimpeur muet qui a remporté le Tour à deux reprises avec une décennie d’écart (1938-1948). « Gem » l’a connu et a bataillé contre lui dans les pelotons, lorsque Bartali et Coppi s’efforçaient de redorer le blason de l’Italie, humiliée par la guerre, en la remettant parmi les gagnants. Le Tour avait déjà la capacité d’apaiser les ressentiments. « Comment expliquer cela ? Bartali était une divinité vivante que j’ai vu avec le Pape [Pie XII] », a-t-il révélé au journaliste de la RAI. C’était incroyable de voir, lors du Giro, que les tifosi [les supporters italiens] embrassaient la route où il passait, à l’arrivée, il devait parfois repousser la foule à coups de poing pour faire son chemin et ceux qui étaient touchés par ces coups de poing se vantaient envers leurs amis, « Tu as vu ? tu as vu ? Il m’a frappé, regarde, là, tu vois, cette rougeur…c’est Gino… ».
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