Au moment où Maurice et le Royaume-Uni ont annoncé, le 3 octobre, un accord historique mettant fin à la souveraineté de l’ancienne puissance coloniale sur l’archipel des Chagos, tous les regards se sont tournés vers la France. La France a jusqu’à ce jour des différends territoriaux non résolus dans la même région de l’océan Indien et cela crée des tensions diplomatiques sourdes. Les revendications de Madagascar sur les îles Eparses, des Comores sur Mayotte et de Maurice sur Tromelin sont également enracinées dans un héritage colonial contesté. La question se pose donc : est-ce que l’accord sur les Chagos pourrait remettre en question la position de la France et la forcer à considérer les revendications qui ont une base juridique similaire ?
La politologue Christiane Rafidinarivo, spécialiste de l’océan Indien au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), relève que, contrairement à leurs voisins, « les Mauriciens ont monté des campagnes diplomatiques et médiatiques pendant des décennies ». Elle ajoute : « Ils ont créé une gamme d’actions internationales très efficace qui a mis la pression sur le Royaume-Uni. Ils ont réussi à obtenir le soutien d’une coalition de pays ». Le fait que les Chagossiens aient été expulsés de force dans les années 1960 a ajouté un poids supplémentaire à ce conflit.
Dans le cas des Eparses et de Tromelin, ces territoires sont privés de population humaine. Seuls quelques gendarmes et scientifiques y résident. Bien qu’ils soient isolés au sein de l’océan, ces territoires offrent à la France une position stratégique le long de l’une des voies maritimes les plus empruntées au monde et le contrôle sur d’immenses surfaces océaniques. Ceci apporte une contribution discrète mais fondamentale à la puissance maritime française. La zone économique exclusive de la France (ZEE), qui s’étend sur plus de 10 millions de km2, est la deuxième plus grande du monde après celle des États-Unis.
En ce qui concerne les Chagos, la constance des autorités mauriciennes a finalement porté ses fruits. L’accord sur la rétrocession des Chagos est principalement dû à leur persévérance. La soixantaine d’atolls qui constituent l’archipel sont situés au cœur de l’océan Indien, à 1700 km au sud de l’Inde, et à la croisée de nombreux itinéraires maritimes. En raison de leur localisation stratégique, le Royaume-Uni a décidé de les séparer de l’île Maurice juste avant son indépendance en 1968, et de louer l’atoll de Diego Garcia aux États-Unis pour qu’ils y installent leur plus grande base militaire aéronavale de la région.
Cette implantation a résulté en l’expulsion de 2000 Chagossiens qui ont été délocalisés par voie maritime vers Maurice et les Seychelles. Des décennies plus tard, le sort de ces personnes déplacées est devenu l’un des facteurs de motivation des revendications mauriciennes devant les organismes internationaux. Hormis les résolutions de l’ONU reconnaissant historiquement la souveraineté de Maurice sur les Chagos, un avis consultatif de la Cour internationale de justice en 2019 a ordonné à Londres de mettre un terme à son administration de l’archipel, qui a été « illégalement séparé » de Maurice.
Les pourparlers stagnants depuis plusieurs années ont pris un essor rapide en juillet sous le nouveau gouvernement travailliste du premier ministre Keir Starmer. Christiane Rafidinarivo explique que cette pression sur le Royaume-Uni est également attribuable aux conflits émergents dans un contexte géopolitique en constante évolution. Pour le Royaume-Uni, il était préférable de se débarrasser des vulnérabilités causées par les revendications territoriales.
Cependant, l’accord stipule que Londres peut conserver sa base militaire conjointe avec les États-Unis à Diego Garcia, un élément crucial pour Washington dans son combat pour l’influence contre la Chine dans l’océan Indien. Cela s’avère une victoire douce-amère pour les anciens résidents des Chagos. Le pacte ne permet le retour des exilés que sur deux des îles de l’archipel. Puisque la location britannique de Diego Garcia est prolongée pour 99 ans, l’atoll demeure inhospitalier.
L’île de Tromelin serait-elle la prochaine cible de Maurice? Chaque année, lors de la réunion annuelle de la Commission des thons de l’Océan Indien (CTOI), Maurice réexpresse son litige avec la France. Sa déclaration de décembre 2023 réitère que la France n’a aucun droit de souveraineté ou de juridiction sur Tromelin, qui fait partie de son territoire. Comme toujours, la France répond que la CTOI, une organisation intergouvernementale responsable de la coordination de la gestion des stocks de poissons dans la région, n’est pas l’endroit approprié pour résoudre les disputes territoriales.
Le petit atoll de corail de 1 km2, éloigné à environ 550 km de La Réunion ou Maurice et entièrement inhospitalier, serait sans aucun intérêt si ce n’était pour sa zone économique exclusive (ZEE) de 280 000 km2 et le droit d’exploiter ses ressources.
Maurice a acquis son indépendance du Royaume-Uni en 1968, qui avait pris possession de l’île en 1814 en signant un traité de cession avec la France. C’est ce traité que les Mauriciens utilisent pour soutenir leur claim. Le texte en français stipule que l’île de France (nom actuel Maurice) et ses dépendances, notamment Rodrigue et les Seychelles, étaient à céder à la couronne anglaise. Cependant, selon Maurice, qui se base sur la version anglaise, il ne s’agit que de deux exemples et non d’une liste garantie. Pour eux, Tromelin était également inclus.
Sans réussir à résoudre la question délicate de la souveraineté, une solution de rapprochement a été trouvée en 2010 par la signature d’un accord de cogestion économique, scientifique et environnementale. Il n’a cependant jamais été approuvé par le parlement français. La victoire obtenue sur les Chagos pourrait-elle encourager Maurice à continuer son assaut sur Tromelin ? C’est bien sûr la question que beaucoup se posent.
Les Eparses, un ensemble d’îles revendiquées par Madagascar.
Andry Rajoelina, le président de Madagascar, n’a pas cessé de mentionner un sujet, mais il semble avoir perdu la confiance qu’il affichait en mai 2019. Juste après son élection, lors de son premier déplacement officiel à Paris, il avait planifié une rencontre avec Emmanuel Macron pour célébrer le soixantième anniversaire de l’indépendance de Madagascar et la « solution mutuelle » établie, soit par restitution, soit par cogestion, concernant les îles Éparses, un archipel d’îles réparties dans le canal du Mozambique et revendiquées par Antananarivo depuis 1973.
Les Glorieuses, Juan de Nova, Bassas da India et Europa, les quatre îles constituant les Éparses, procurent à la France une domination sur 360 000 km2, dont l’administration est gérée depuis La Réunion par le préfet des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Ce dernier délivre notamment les licences de pêche dans cette région riche en produits de la mer et en biodiversité marine. Les Glorieuses ont été déclarées réserve naturelle nationale et la recherche d’hydrocarbures a été suspendue à Juan de Nova pour protéger l’environnement. Les navires chargés des missions de surveillance et d’approvisionnement d’une dizaine de militaires postés sur trois des quatre îles partent également de La Réunion.
Dans une discussion avec Le Figaro le 10 octobre, le chef d’État malgache a exprimé son désir pour une conclusion positive, toutefois, il doit être en accord avec toutes les parties concernées. Il a également confirmé qu’il n’avait pas l’intention de demander l’aide de tribunaux internationaux. Pierre Klein, professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles et conseiller de Maurice devant la CIJ, mentionne que la situation historique des îles Eparses est similaire à celle des Chagos. Elles ont été séparées de Madagascar juste avant l’indépendance en avril 1960, offrant un fondement solide pour une réclamation devant la CIJ.
En 1979, une résolution de l’assemblée générale de l’ONU a critiqué la position de la France, insistant sur l’intégrité des territoires colonisés à leur réacquisition d’indépendance et lui demandant de commencer des négociations « sans délai ». Cependant, la commission mixte, établie comme plate-forme de discussion en 2019, ne s’est réunie qu’une seule fois. En dépit du pouvoir des partis politiques français qui s’opposent à tout type de partage de souveraineté, Madagascar reste affaiblie en raison de sa position d’État fragile, tributaire des aides étrangères et incapable de contrôler son territoire, notamment ses 4800 km de côtes, sujettes à divers trafics.
Quant à Mayotte, les discussions avec les Comores sont actuellement au point mort.
Depuis un demi-siècle, deux interprétations contradictoires luttent à une distance de 60 km. Selon certaines affiches trouvées dans le 101e département français, « Mayotte est et demeurera pour toujours française ». Mais on trouve l’opposé sur des panneaux sur l’île comorienne d’Anjouan: « Ne touche pas à Mayotte, elle appartient aux Comores ».
La position de Mayotte est encore floue pour la communauté internationale. En 1974, lors du référendum sur l’indépendance, l’archipel des Comores s’est divisé quand Mayotte a choisi de rester sous la tutelle de la France. Après la proclamation de l’indépendance en 1975, Moroni a réclamé le retour de ce qu’elle voit comme la quatrième île de l’Union des Comores. Cette revendication a été soutenue par les Nations Unies, qui dans quatorze résolutions entre 1976 et 1994, ont plaidé pour le « respect de l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores ».
Malgré ces appels, la France a plutôt intégré progressivement ce territoire, d’abord en 1995, en nécessitant que les ressortissants comoriens obtiennent un visa, appelé « Balladur », pour visiter l’île, puis en 2011, en officialisant son statut de département. Les discussions sont actuellement au point mort, voire totalement arrêtées, depuis trente ans. « Le gouvernement des Comores ne mène pas assez d’efforts pour réclamer Mayotte, et en parallèle la France privilégie ses intérêts géopolitiques », déclare Youssouf Aticki, le président du Comité Maoré, un groupe comorien qui demande le retour de l’île.
Mayotte, avec sa population de 321 000 habitants, est considéré comme le département le plus défavorisé de la France. Ses élus locaux attribuent en grande partie cette situation économique désastreuse à l’immigration illégale en provenance des îles Comores voisines. La France considère Mayotte, qui est située au nord du canal du Mozambique, comme un emplacement stratégique, accueillant à la fois une base navale et une station d’écoute de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
La Zone Économique Exclusive de Mayotte (ZEE), qui s’étend sur 74 000 km2 (une superficie plus grande que celle de l’Irlande), est au cœur d’une querelle avec les Comores qui contestent le droit de la France à exercer sa souveraineté sur cette région. En date de 2014, un rapport du Sénat fait état d’une situation préoccupante, car le Parlement des Comores a autorisé l’octroi de permis d’exploration pétrolière sur une zone de 6 000 km2 chevauchant théoriquement la ZEE de Mayotte.
Selon ce rapport, le questionnement qui s’impose serait : Que se passera-t-il si ces permis d’exploration débouchent sur une exploitation effective du pétrole dans les prochaines années ? D’autant plus que des études récentes réalisées par les Comores estiment à 9 milliards de barils la réserve de pétrole exploitables dans cette zone.
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