La bataille ferme qui a pris quatorze ans pour être conclue a abouti à la ratification de l’accord-cadre sur la coopération du bassin du Nil. Le traité, devenu effectif le dimanche 13 octobre, est vu comme une réalisation majeure vers l’utilisation juste du fleuve Nil, a déclaré le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, dans une déclaration. Il insiste sur le besoin d’une réelle coopération régionale dans la gestion des eaux du fleuve. C’est également une victoire notable pour l’Ethiopie dans son conflit de longue date avec l’Egypte concernant le Nil.
Selon Murithi Mutiga, directeur Afrique de l’International Crisis Group, c’est une réalisation de l’ambition longuement poursuivie par Addis-Abéba, avec le message sous-jacent que les nations en amont du Nil ont le même droit de développer leurs ressources en eau, au même titre que l’Egypte.
Le traité, qui a été ratifié non seulement par l’Éthiopie mais aussi par l’Ouganda, le Rwanda, la Tanzanie, le Burundi et le Soudan du Sud, vise à corriger les déséquilibres historiques dans l’accès aux eaux du Nil. Il établit une commission de gestion coopérative des eaux et de résolution des conflits pour les six pays signataires. Plus qu’une simple mesure administrative, il permet à ces pays de se détacher de la domination du Caire dans les affaires relatives au Nil. Ils ne sont plus prêts à faire de « compromis ».
Comme prévu, le Soudan et l’Egypte manquent considérablement au traité, ayant refusé de le ratifier, l’Egypte allant jusqu’à le rejeter complètement. « Il n’y aura aucune concession de l’Egypte », a annoncé son ministre de l’irrigation, Hani Sewilam. Le pays, qui dépend du Nil pour 97% de sa consommation d’eau et souffre constamment de stress hydrique, voit la rivière comme une question d’existence nationale. L’Egypte continue d’affirmer son droit historique sur le fleuve en faisant valoir deux traités de 1929 et 1959, qui lui donnent (ainsi qu’au Soudan) le contrôle sur 87% de son débit total et un droit de veto sur tous les projets en amont.
Cependant, cette situation s’effrite graduallement à cause de l’action de l’Ethiopie qui, entre 2011 et 2024, a érigé le grand barrage de la Renaissance (GERD), le plus grand projet hydroélectrique d’Afrique (1,8 kilomètre de large, 145 mètres de haut), destiné à produire 5000 mégawatts d’électricité. Une construction grandiose qu’Addis-Abeba n’a jamais soumise à l’approbation égyptienne, provoquant une guerre des mots intense entre les deux pays.
En mars 2021, Abdel Fattah Al-Sissi, le dirigeant égyptien, avait averti d’un bouleversement potentiel dans la région si la moindre part de l’eau de l’Égypte était compromise, dans un contexte où l’Éthiopie achevait la deuxième étape du remplissage de son barrage du GERD. Les deux nations étaient alors engagées dans une montée des tensions qui soulevait le spectre d’une guerre ouverte. À la grande irritation du Caire, le réservoir de 74 milliards de mètres cubes d’eau est maintenant complètement rempli. De plus, aucune entente sur le partage de l’eau n’a été conclue, privant le Caire de son pouvoir de gestion du débit du fleuve – un revers diplomatique pour le maréchal Sissi.
Ana Elisa Cascao, chercheuse à propos du Nil, considère cela comme un deuxième échec pour l’Égypte. Techniquement, cela n’affecte pas les ressources en eau de l’Égypte, de la même manière que le GERD n’a pas d’impact sur le flux du Nil en Égypte. Cependant, symboliquement, cela représente un signal significatif. À préssent, le Caire, qui voit le Nil comme un enjeu crucial, doit rendre compte de cet échec à son peuple. De plus, les autorités égyptiennes sont simultanément aux prises avec une autre crise en Mer Rouge. Les attaques houthistes au Yémen ont entraîné une chute de 60% des recettes du canal de Suez depuis janvier, due à la baisse du trafic maritime.
L’Egypte voit le fleuve Nil jouer un rôle dominant dans tous les aspects de sa vie, y compris la politique étrangère. Avec cette perspective, Le Caire renforce son influence dans la Corne de l’Afrique pour exercer une pression sur Addis Abeba. En août, un accord militaire a été conclu et des armes ont été fournies à la Somalie par les autorités égyptiennes, alors que Mogadiscio est en conflit avec l’Ethiopie concernant un accord maritime qui empiète sur la souveraineté somalienne. En outre, le 10 octobre, le président égyptien Sissi s’est rendu en Erythrée, qui entretient également des relations tendues avec l’Ethiopie, en compagnie du président somalien, pour établir une nouvelle alliance régionale.
« Le litige entre l’Ethiopie, l’Egypte, l’Erythrée et la Somalie est étroitement ancré dans des questions de souveraineté nationale, de conflits frontaliers concernant les ressources en eau et de problèmes maritimes sur la mer Rouge […]. Le débat sur le Nil dépasse également les divergences sur l’utilisation du fleuve », dit Moses Okello, un chercheur auprès de l’Institut d’études de sécurité (ISS) à Addis Abeba.
L’imbroglio des intérêts nationaux et la course aux armements dans la Corne de l’Afrique mettent en péril la stabilité déjà fragile de la région. Les tensions risquent de se renforcer avec l’éventualité d’un deuxième barrage éthiopien sur le Nil. « Les dirigeants du Caire craignent la construction d’un autre barrage sur le Nil bleu, en Éthiopie, à Mandaya », dit Ana Elisa Cascao. Un projet qui pourrait une fois de plus échapper au contrôle des autorités égyptiennes, dont l’influence s’affaiblit sans cesse dans les affaires liées au Nil.
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