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Refus hyper-fragmentation: choix entreprise

François-Xavier Devetter, un chercheur affilié à l’Université de Lille et à l’IRES, en collaboration avec Julie Valentin, une conférencière du CES à l’Université Paris-I, ont mené une étude sur le travail fragmenté, le temps partiel et les horaires non conventionnels en entreprise. Leurs recherches mettent en évidence les problèmes relatifs à un salaire satisfaisant quand les heures travaillées sont insuffisantes, à l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle lorsque le travail empiète sur le temps consacré à la vie privée, et au coût social du travail fragmenté lorsqu’il a des effets néfastes sur la santé.

Face à cette situation impactant des millions de travailleurs, comment améliorer leur expérience de travail ? Cette question est explorée dans le second épisode de la série « Que fait-on du travail ? », qui sollicite l’avis des dirigeants d’entreprise sur les solutions avancées par les chercheurs. Denis Machuel, PDG du groupe Adecco, donne son avis sur les propositions visant à réguler ces pratiques et à décourager les horaires atypiques.

Dirigeant d’Adecco, une entreprise d’intérim qui offre quotidiennement des emplois fragmentés, à temps partiel et à horaires non conventionnels, quelle est son opinion sur la régulation du travail fragmenté ?
Selon Denis Machuel, l’évolution économique, les exigences des entreprises, la concurrence, et la mondialisation ont créé une double fragmentation : celle des carrières professionnelles et celle du travail au quotidien, dont l’importance varie en fonction des secteurs et des usages. En France, Adecco emploie chaque année un demi-million de personnes. La société a donc une vision et une opinion à partager avec l’ensemble des acteurs sociaux du pays sur ce qu’elle juge important.

Quel est donc le problème qui doit être résolu ?

De nos jours, plus d’un travailleur (âgé de 25 à 65 ans) sur sept reçoit un revenu mensuel inférieur au salaire minimum. Bien que certains puissent avoir choisi de travailler à temps partiel, la plupart ne parvient pas à vivre de manière convenable grâce à leur emploi.

Cette situation découle d’un salaire horaire insuffisant mais est principalement due à une réduction du temps de travail. Cependant, le travail à temps partiel dans de nombreux secteurs (nettoyage, services personnels, commerce, restauration, logistique, etc.) s’accompagne curieusement d’une emprise considérable du travail sur la vie quotidienne : horaires flexibles et décalés, journées fractionnées, longues amplitudes de travail, imprévisibilité des emplois du temps, etc. (François-Xavier Devetter et Julie Valentin, 2024).

En 2014, le gouvernement a tenté de réglementer le travail à temps partiel en fixant un minimum de vingt-quatre heures par semaine. Toutefois, les nombreuses dérogations possibles ont rendu cette mesure largement inefficace (Rachel Silvera, 2020) : presque la moitié des emplois à temps partiel affichent des durées moins de ce seuil (Lisa Mourlot et Hatice Yildiz, 2020).

De plus, le problème ne réside pas uniquement dans la durée hebdomadaire du travail, mais aussi dans l’organisation de la journée de travail. Comment pouvons-nous mieux protéger les travailleurs dont le temps de travail occupe une grande partie de la journée tout en étant très peu rémunéré ?

La proposition

Établir une durée minimale pour chaque plage de travail (par exemple trois heures) et ajouter du temps rémunéré (par exemple une demi-heure) à chaque « prise de poste ».

Comment ça fonctionne ?

Initier une session de travail comporte des frais fixes (tels que le temps passé à se déplacer ou à se changer) qui peuvent rendre les périodes de travail trop courtes pénibles pour les employés devant répéter ces tâches plusieurs fois par jour. Les moments liés à ces aspects périphériques de l’emploi, qui ne sont pas rémunérés, peuvent parfois représenter une demi-journée de travail pour seulement une heure de travail rémunérée.

Pour dissuader les employeurs d’offrir des horaires fragmentés, deux types de mesures pourraient être mis en place. La première pourrait être d’établir une durée minimale pour chaque période de travail, comme cela est déjà en pratique dans certains secteurs (tels que la sécurité ou l’audiovisuel). La deuxième mesure pourrait consister à ajouter un temps de travail rémunéré attaché à chaque « démarrage de poste » (par exemple trente minutes). Ceci signifierait qu’une heure de travail serait payée une heure et demie, et une durée de travail de trois heures serait payée trois heures et demie. Ces coûts fixes encourageraient les employeurs à éviter de fragmenter les séquences de travail durant une journée, en transférant le risque des variations d’activités sur les employés.

Sur quelles recherches cette proposition est-elle basée?

La nécessité d’une régulation plus stricte des temps partiels a été soulignée par de nombreuses études sur la croissance des horaires atypiques, en particulier en raison de l’expansion des services (François-Xavier Devetter et Julie Valentin, 2024).

Diverses expériences ont été menées ces dernières années, notamment dans certains états ou municipalités des États-Unis (Charlotte Alexander et Anna Haley-Lock, 2015 ; Susan Lambert et Anna Haley, 2021). En Europe, certains pays ont mis en place des régulations dans ce domaine au niveau sectoriel. Par exemple, en Islande, le secteur du nettoyage exige une durée de travail minimale de trois heures (https://efling.is/en/job_titles/cleaning-workers/), tandis qu’en France, cette durée est d’une heure.

Répondant à la question « Comment mettre cela en action? », l’adaptation des mesures de ce genre exige forcément des discussions relatives aux accords d’entreprise. Néanmoins, en raison des disparités parmi les acteurs sociaux au sein de multiples secteurs de services, l’établissement d’une base juridique publique indispensable est requis (par exemple, un minimum rémunéré de trois heures). Les possibilités d’évasion sont également considérables et peuvent nécessiter un soutien aux employeurs et une intensification de la surveillance, comme démontré par les analyses des expérimentations de systèmes similaires aux États-Unis (Larissa Petrucci et al, 2021).

Les entreprises ne programment pas délibérément la division quotidienne du travail, elles sont plutôt forcées de le faire. Les travailleurs de plateformes, particulièrement ceux qui effectuent les livraisons de nourriture, ont une activité de travail naturellement disloquée qui est encouragée par le comportement des consommateurs. La réglementation du travail de plateforme mérite une réflexion, quelques pays ont déjà adopté de telles réglementations, mais il pourrait être nécessaire également de guider le comportement des consommateurs.

Quand les entreprises réorientent leur modèle vers le consommateur et réorganisent le travail en fonction de leurs attentes, ne sont-elles pas celles qui engendrent cette fragmentation? Assurément, mais elles n’ont pas fait ces changements par choix. Trop de réglementations peuvent être dangereuses. D’un autre côté, la dérégulation, qui entraîne une situation de ‘Far West’ social, est également très risquée. Ça nous conduit à croire à un juste équilibre entre réglementation et dialogue social. Il existe déjà une réglementation sur les heures de travail de nuit et du dimanche. Mais, en tenant compte de notre situation actuelle, avons-nous besoin d’aller plus loin? C’est une possibilité.

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