La célèbre citation de Cheikh Anta Diop, l’intellectuel sénégalais reconnu, « Il est plus bénéfique de valoriser une langue nationale plutôt que d’apprendre une langue étrangère; un enseignement fait dans la langue natale évite des années de retard dans l’acquisition des savoirs… », a été reprise par El Hadji Malick Youm, secrétaire général du Syndicat autonome des enseignants. Cette citation a été extraite du livre emblématique Nations nègres et culture, publié en 1979.
L’adoption des langues locales dans le système éducatif est une demande historique du syndicat des enseignants. Youm explique que l’introduction soudaine du français à l’école à l’âge de six ans, après des années de familiarisation avec la langue maternelle, peut entraîner un ralentissement notable de l’apprentissage. Il a donc salué l’annonce faite en septembre par le ministre de l’Éducation nationale, Moustapha Mamba Guirassy, de la généralisation de l’inclusion des langues nationales dans l’enseignement primaire.
Cela signifie que des milliers d’écoliers de Casamance, dans le sud du pays, pourront faire leur première rentrée le 7 octobre en diola. Depuis 2016, le Sénégal a progressivement introduit dans l’éducation publique l’usage des six langues nationales reconnues par la Constitution : diola, malinké, pular, sérère, soninké et wolof. Cheikh Beye, responsable du programme de diffusion des langues sénégalaises au ministère de l’Éducation nationale, a expliqué que « dans les quatorze régions du pays, douze utiliseront les langues nationales à partir de cette rentrée en 2024 ».
Elhadji Ka, un éducateur qui a donné des leçons en wolof et en pular au cours des dernières années, est satisfait de son arsenal de livres et de formations régulières. Selon lui, il est indéniable que les élèves parviennent à maîtriser la lecture et l’écriture plus rapidement dans leur langue natale. Cela facilite ensuite leur apprentissage du français. Le ministre de l’éducation confirme l’efficacité de l’utilisation des langues locales dans l’enseignement primaire.
Le changement de philosophie a également été souligné par M. Beye. Initialement, les langues indigènes ont été vues comme des outils pédagogiques. Toutefois, la perspective récente est de les percevoir à la fois comme des outils et comme des sujets d’enseignement. À long terme, ils pourraient être appréhendés séparément au niveau collégial. Selon le plan du ministère, le français reste enseigné à partir de la deuxième année du primaire. « En fait, le français est aussi une langue sénégalaise », souligne M. Beye.
La contribution des linguistes et grammairiens a permis ce changement. Comme l’explique Mamour Dramé, doctorant en linguistique à l’université Cheikh-Anta-Diop à Dakar, « On constate une augmentation de production de dictionnaires, de lexiques et de grammaires des langues nationales depuis les années 2000. Ces outils sont essentiels pour codifier et diffuser les langues locales dans le système éducatif ». À ce jour, le wolof et le pular ont été correctement codifiés, tandis que les efforts se poursuivent pour établir les normes d’autres langues sénégalaises.
Malgré des avancées, certains défis demeurent dans le champ éducatif au Sénégal. L’insuffisance des manuels scolaires et les problèmes liés à la mobilité des enseignants entre régions linguistiquement différentes sont parmi les obstacles signalés par M. Youm et M. Beye. Ils reconnaissent que la création et la distribution de manuels constituent une tâche ardue pour le ministère.
Dans la vie quotidienne, le wolof est la langue nationale la plus couramment utilisée par les Sénégalais, avec 53,5 % de la population l’employant, selon le recensement 2023. Par contre, seulement 0,6 % de la population utilise le français quotidiennement. Néanmoins, le français demeure la langue principale d’alphabétisation.
La question de l’usage des langues sénégalaises au sein du système éducatif n’est pas nouvelle. Des décrets présidentiels et des rapports gouvernementaux depuis 1971 plaidaient déjà pour l’usage des langues locales dans l’éducation. Le premier président de la République, Léopold Sédar Senghor, a participé à ces discussions. Bien qu’il soit un expert de la grammaire française et de la langue sérère, Senghor a maintenu une attitude vacillante vis-à-vis des politiques linguistiques. Par moments, il soutenait l’usage des langues locales pour des raisons idéologiques, mais donnait une priorité au français dans le système éducatif, prétextant entre autres, l’absence de règles grammaticales en wolof. Cette attitude lui a valu des critiques, l’accusant souvent de favoriser le français.
Selon le ministre de l’éducation, notre héritage culturel est représenté par nos langues nationales, qui illustrent notre façon de penser, nos croyances et nos traditions. Le ministère envisage non seulement l’intégration de langues sénégalaises pour leur valeur pédagogique mais aussi une sénégalisation des programmes d’études. Il pourrait y avoir une réévaluation de l’importance des tirailleurs sénégalais et du massacre de Thiaroye en 1944. De même, des personnages historiques comme Thierno Souleymane Baal, un héros du XVIIIème siècle, jusqu’à présent absents des programmes scolaires, pourraient être intégrés. Pour les nouvelles autorités en place depuis avril, l’éducation est perçue comme un moyen d’affirmer leur souveraineté.
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