La nouvelle « Maison russe » située à N’Djamena arbore fièrement les drapeaux russe et tchadien. Lors de l’inauguration le samedi 21 septembre, les convives discutaient autour d’un buffet alors que la musique de Tchaïkovsky remplissait l’espace. Cependant, Maksim Shugaley, le directeur de la Fondation pour la défense des valeurs nationales (FDVN) n’était pas présent. Shugaley, qui est un acteur clé dans les activités d’influence russes en Afrique, a été arrêté avec trois autres personnes à l’aéroport de N’Djamena deux jours auparavant, et est actuellement détenu dans un lieu et pour des raisons inconnus.
Shugaley, qui se décrit comme sociologue, était un proche collaborateur d’Evgueni Prigojine, fondateur du groupe paramilitaire et décédé dans un accident d’avion en août 2023. Il fait face à des sanctions américaines et européennes pour avoir mené des opérations de désinformation en faveur du Groupe Wagner. La diplomatie russe a déclaré le lundi suivant qu’elle avait pris les mesures nécessaires pour obtenir sa libération rapide, en contactant les autorités tchadiennes.
Fatimé Aldjineh Garfa, la ministre déléguée aux affaires étrangères à N’Djamena, a déclaré auprès du Monde qu’elle n’avait pas été officiellement informée de la situation de Shugaley et qu’elle n’avait pas d’autres informations à ce sujet. Toutefois, une source proche de l’affaire affirme que des directives ont été émises pour que Shugaley et ses collègues soient bientôt remis aux autorités russes. Une autre source gouvernementale confirme l’arrestation des quatre hommes par les services de l’État, sans donner plus de détails.
Il semble se dessiner que l’Agence Nationale de Sécurité de l’Etat (ANSE), notoirement crainte et rapportant directement à la présidence, porte la responsabilité dans cette affaire. Maksim Shugaley avait déjà été arrêté en 2019 pour « tentatives d’ingérence électorale » en Libye et n’avait été libéré qu’un an et demi plus tard suite à une campagne médiatique au coeur de laquelle se trouvait personnellement Evgueni Prigojine. Cependant, sa dernière arrestation laisse plusieurs perplexes.
Premièrement, le « sociologue » russe s’est rendu deux fois au Tchad cette année sans rencontrer de problèmes. Il a entre autres rencontré des partisans du président candidat Mahamat Idriss Déby avant l’élection présidentielle de mai. Il avait alors affirmé au journal Le Monde que « les autorités du pays ont eu l’amabilité de [lui] offrir l’opportunité de satisfaire [sa] curiosité scientifique ».
De surcroît, cet incident survient pendant un rapprochement entre la Russie et le Tchad. Déby a même visité Moscou en janvier et le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a fait le voyage jusqu’à N’Djamena six mois après. Au milieu de pays bénéficiant du support direct ou indirect du Kremlin, le Tchad se distingue au Sahel en conservant des alliances avec les pays occidentaux, y compris la France – bien que les relations aient refroidi depuis que le Parquet national financier a ouvert une enquête contre M. Déby sur des soupçons de « biens mal acquis ».
En manipulant leurs relations avec divers groupes, les dirigeants tchadiens brandissent la possibilité d’une alliance avec la Russie comme un levier de pression sur leurs alliés occidentaux. Ceci est dans leur tentative de diversifier judicieusement leurs partenariats militaires avec les Émirats arabes unis, la Turquie, la Hongrie, entre autres, pour sortir de l’ombre de la France, qui a toujours une base à N’Djamena.
Gestion controlée
Quant à l’Etat russe, il gère directement les activités du Groupe Wagner, à la fois en termes militaires, par le biais du « dispositif Africa Corps », et en termes civiles, sous l’égide de « l’African Initiative ». Ces deux organismes sont directement liés aux services de renseignement militaire et aux services secrets russes.
Dans un rapport intitulé « Africa Corps, une nouvelle incarnation d’une ancienne présence militaire russe », Filip Bryjka et Jedrzej Czerep de l’Institut polonais des affaires internationales (PISM), soutiennent que le service de renseignement externe russe « supervise les institutions culturelles russes » et que la mise en place d’un réseau de Maisons russes sur le continent est un élément clé de ce projet. Leur mission est de diffuser la politique officielle du Kremlin en Afrique tout en offrant des cours de langue et de culture, coordonnées par Rossotroudnitchestvo, l’agence fédérale pour la coopération russe, qui a été sanctionnée par Bruxelles considérant cela comme une stratégie d’influence.
Lors de l’inauguration de la Maison russe à N’Djamena, deux délégués de Rossotroudnitchestvo étaient sur place au moment de l’arrestation de Maksim Shugaley. Est-il le bouc émissaire de cette restructuration? Au cours des derniers mois, il n’a cessé de prédire l’échec du nouveau modèle de présence russe en Afrique, tout en réitérant son allégeance à feu Evgueni Prigojine. Le dernier message qu’il a posté sur sa chaîne Telegram, en date du 23 août, jour anniversaire de la disparition de l’ancien chef de Wagner, était un hommage à l’homme qu’il considère comme un « héros ».
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