En octobre 1945, un frêle jeune homme nommé Jean-Marc Théolleyre se présente au siège du journal situé rue des Italiens, muni de son CV. Il est né à Lyon le 31 juillet 1924 et est titulaire d’une licence en lettres classiques. Il a rejoint la Résistance en 1942, dans la zone sud de Toulouse, et faisait partie du « réseau action » du Comité d’organisation des parachutages et atterrissages. Arrêté le 29 novembre 1943, il est d’abord incarcéré à Bayonne et Biarritz puis à Bordeaux, avant d’être transféré au camp de Compiègne. Il est déporté à Buchenwald le 29 janvier 1944 et sera libéré le 11 avril 1945. Célibataire, il réside chez un logeur boulevard du Montparnasse et possède un numéro de téléphone.
Théolleyre est recommandé à Hubert Beuve-Méry, le dirigeant du journal, par Rémy Roure, une personnalité éminente qui vient d’intégrer Le Monde en tant qu’éditorialiste politique. Roure, ancien journaliste du Temps, résistant et compagnon de la première heure du général de Gaulle, se porte garant pour ce jeune homme de 21 ans, qu’il a connu pendant la déportation. Théolleyre obtient un poste d’essai. Il parcourt Paris à vélo, respire l’atmosphère de ces premiers mois de paix et fournit au journal de courts articles. « Il a le vibrato », affirme le dirigeant.
Le 23 juin 1989, quarante-quatre ans plus tard, une foule composée de magistrats en toge, de ministres en exercice et anciens ministres, dont Robert Badinter, d’avocats renommés et d’artisans discrets se rassemble sous les arches de pierre du restaurant du Palais de justice de Paris sur l’île de la Cité. Ils sont là pour assister à la réception donnée par le journal en l’honneur de la retraite de Jean-Marc Théolleyre.
Dans un silence soudain, l’auditoire prête attention, créant un espace. Au cœur de ce cercle, il ne reste que deux individus. Beuve, le dos courbé, la voix faible, se trouve face à « Théo ». Il parle pendant presque une demi-heure, sans aucune note, de leur longue amitié. Beuve-Méry décède six semaines plus tard, le 6 août, à l’âge de 87 ans. L’ancien patron, qui ne sortait presque plus, avait fait une exception pour rendre hommage au jadis jeune homme qui est devenu le plus estimé des chroniqueurs judiciaires.
On peut repenser aux débuts de Badinter, Halimi, Vergès…
En lisant ou re-lisant les écrits de « Théo », nous traversons près d’un demi-siècle de procès, nous voyageons à travers le pays, du nord au sud et d’est en ouest, et nous explorons ses différents tribunaux. Être face au box de Marie Besnard, Pauline Dubuisson, Marguerite Marty, Gaston Dominici, des médecins et des gardiens du camp de Struthof, des responsables du massacre d’Oradour-sur-Glane, de Raoul Salan, de Bastien-Thiry et de Klaus Barbie. Voyage en Algérie, à Madagascar et jusqu’à Jérusalem, au procès d’Adolf Eichmann. Écouter la plaidoirie pour la peine de mort et entendre les voix de Maurice Garçon, Albert Naud, Henry Torrès, Emile Pollak, René Floriot, Paul Baudet ou Jean-Louis Tixier-Vignancour.
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