Dans « Attachements », l’anthropologue Charles Stépanoff propose une remise en question significative de certaines croyances courantes concernant l’unicité de la condition humaine et l’émergence des sociétés hiérarchisées, basée sur les conclusions de ses recherches ethnologiques. Il offre ses réflexions sur ce sujet lors d’une interview donnée dans son bureau à Paris, situé près du Collège de France.
Stépanoff conteste l’opinion traditionnelle selon laquelle l’Etat et la stratification des sociétés humaines sont apparu suite à l’introduction de l’agriculture, notamment lors de ce que certains nomment une « révolution céréalière ». Alors quelle est votre proposition d’un autre schéma explicatif?
Selon lui, l’objectif n’est pas tant de renverser complètement les théories explicatives existantes, mais plutôt de les peaufiner et d’examiner si les principaux arguments qui établissent un lien direct entre la culture des céréales et la formation des États sont pertinents. En effet, il existe des États sans céréales, comme ceux des régions steppiques, qui sont basés sur le pastoralisme et dont l’impôt est générée par une ressource naturelle : les peaux d’écureuils et de renards. Par exemple, l’Etat le plus vaste du monde, la Fédération de Russie, s’est construite sur la collecte de fourrures, un héritage de la domination mongole qui a ensuite été retourné contre les populations asiatiques. De même, les États hawaïens reposent sur des économies basées sur les tubercules et les porcs, et non sur les céréales.
Dans « Attachements », j’explore la théorie selon laquelle l’humanité, si elle est véritablement présente, ne se limite pas à elle-même, mais embrasse l’altérité. L’apparition de structures hiérarchiques implique une transformation des modes d’attachement. Par exemple, chez les tribus indigènes de la côte nord-ouest des États-Unis, les nobles sont « hyper-attachés », détenant une exclusivité sur la relation avec le spirituel, les esprits de l’ours, du corbeau, des baleines. Par contre, à l’autre pôle de la société, se trouvent les esclaves, qui sont « détachés » en ce sens qu’ils ne peuvent accéder au domaine spirituel et n’ont qu’une relation matérielle avec le monde. Utilisant le langage que j’ai adopté, les esclaves maintiennent une relation « métabolique » avec le monde, une relation énergétique, tandis que la noblesse monopolise les relations « intersubjectives » avec le monde surnaturel ou d’autres espèces. De cette façon, la différenciation ne se fait ni par l’alimentation ni par l’économie, mais par une réorganisation des manières de se connecter. Alors, comment comprendre l’apparition de la domination?
Il est observé que l’individu humain possède une inclination naturelle vers la hiérarchie mais aussi vers l’égalité. Cette constatation est faite dans les communautés humaines qui privilégient la répartition équitable et la justice ; on le remarque même chez les jeunes enfants, semblant ainsi enraciné en nous psychologiquement. Ce n’est pas le cas pour les autres primates supérieurs, où l’on observe des structures de gouvernance exclusivement despotiques, des « mâles alpha » monopolisant une majorité de femelles ainsi que toute la nourriture. Cette attitude tyrannique est spécialement observée chez les chimpanzés. Le leader, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, n’est pas celui qui fait preuve de la plus grande agressivité ou du plus grand volume sonore, mais celui qui coordonne la distribution équitable et prétend promouvoir le bien-être à travers ses relations avec les esprits et les dieux. Les êtres humains ont besoin de se fonder sur autre chose que la simple force physique pour établir des structures hiérarchiques durables.
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