Lorsque la petite bouteille de vin rouge et deux coupes atterrissent sur la table du maquis (bar combiné avec de la restauration simple) à Treichville, Bee Joe, la figure emblématique du slam ivoirien, exprime son mécontentement en claquant sa langue. Il déplore : « Le Valpierre ne se sert pas dans une coupe ! Il se déguste dans un verre sans pied, à l’instar de la bière ! » Abidjanais et fidèle consommateur du Valpierre depuis ses années florissantes dans les années 1990, Bee Joe est un expert en la matière.
Produit et distribué par la Société de limonaderies et de boissons rafraîchissantes d’Afrique (Solibra), une filiale du groupe français Castel, ce vin rouge a une réputation intergénérationnelle. Bee Joe souligne : « Enfant, nous avions observé nos parents apprécier du Valpierre, en ville ou à la campagne ! »
Qu’est-ce qui rend le Valpierre si populaire ? Le prix est un facteur important. Dans les années 1990, un litre de ce vin pouvait être acheté pour 800 à 1 000 francs CFA, un coût trois fois inférieur à celui du vin français le moins cher importé en bouteille. Malgré l’inflation qui a porté le prix à 2 500 francs CFA (3,80 euros), il reste compétitif face à ses rivaux importés. La capacité d’adaptabilité du Valpierre est son deuxième avantage, permettant différents usages. Dans les villages, on peut ouvrir une bouteille pour accompagner du gibier, que ce soit un agouti (un gros rongeur), un hérisson ou une civette (un petit félin). Certains amateurs vont même jusqu’à enterrer la bouteille quelques semaines avant de la déboucher pour maintenir sa fraîcheur et, selon les croyances, augmenter sa teneur en alcool.
Bee Joe décrit le Valpierre comme « Un vin qui rassemble ».
Dans le cadre universitaire des années 1990 en ville, le Valpierre acquiert sa popularité. Il est apprécié par les étudiants militants pour le multipartisme qui soutiennent également le mouvement social et musical du zouglou. Ils sont attirés par sa forte teneur en alcool, deux fois plus élevée que celle de la bière : 11,5 % pour le Valpierre et 5 % pour les bières ordinaires. « A cette époque, on avait l’habitude de dire qu’il fallait boire pour réchauffer la voix avant de chanter, » explique Bee Joe. « C’est devenu la boisson de spectacle pour tous les grands zougloumen. » Le Valpierre obtient aussi la réputation d’être une « boisson pour hommes », reconnue pour ses propriétés stimulantes, renforçant les performances sexuelles et prolongeant le plaisir.
Selon Bee Joe, « ce n’était pas un vin de table. C’était un vin pour les rencontres, la convivialité, l’ambiance. C’était un vin qui rassemblait. » Son format en dit long : tout comme la majorité des autres vins, le Valpierre n’était initialement vendu qu’en grosses bouteilles d’un litre- difficile à finir tout seul, même pour les grands consommateurs d’alcool. « C’est toujours une boisson pour l’extérieur, » ajoute Bee Joe. « Même aujourd’hui, je ne bois du Valpierre qu’au maquis, jamais à la maison. Là, je préfère le bordeaux! » A l’époque du zouglou, le Valpierre était même servi dans une carafe avec des glaçons. Une fois refroidi, le vin était versé dans des verres (sans pieds, naturellement) et mélangé à du Colca-Cola ou du tonic par les consommateurs.
Valpierre, l’ancien vin, avait un goût assez fort, combinant une amertume notable et une touche d’aigreur. Cependant, au fil du temps, la recette a évolué et l’ancienne pratique de couper le vin a disparu. L’entreprise Solibra a réussi à transformer le Valpierre en quelque chose de plus doux, reconnaît Paul-Gabriel Fargier, le directeur du prestigieux Comptoir, restaurant et bar de l’Ivoire Trade Center, connu pour sa sélection de vins. Le goût de Valpierre est maintenant à la fois puissant et légèrement sucré, ce qui le rend agréable à boire. Malgré cela, Valpierre n’a toujours pas sa place au Comptoir. Selon Fargier, servir du Valpierre dans un restaurant est un signe distinctif.
En 2021, Valpierre a été réinventé lorsque Solibra, brasserie historique du marché ivoirien, majoritairement détenue par Brasseries et Glacières Internationales (BGI, une autre filiale du groupe Castel), a racheté Sicodis, une entreprise d’importation appartenant au groupe Castel. Le design traditionnel de l’étiquette de Valpierre a été modifié, mais la couronne qui surplombe le nom a été conservée, en revanche la mention « Kiravi » a disparu. Le Kiravi, autrefois un vin français bon marché, maintenant disparu, était un mélange de vins d’Oranie et de Languedoc, qui au fil du temps est devenu un « gros rouge » de mauvaise qualité. À l’origine, elle appartenait à Sapvin, une société marseillaise qui, après plusieurs acquisitions, est passée sous le contrôle du groupe Castel.
Au cours des années, Valpierre a diversifié ses types de bouteilles et les styles de consommation qui l’accompagnent. La traditionnelle bouteille de verre consignée d’un litre a été complétée par des versions plus petites de 65, 50 cl et 33 cl, moins conviviales mais mieux adaptées aux soirees en solitaire. Autrefois, un format mini et désormais démodé a été surnommé la « bouteille Bédié », faisant référence à la stature trapue de l’ancien président Henri Konan Bédié et à son amour indéniable pour le vin rouge. Le troisième pont d’Abidjan, qui porte le nom de l’ancien gouverneur, est d’ailleurs surnommé par certains « le pont Valpierre ».
De plus, sur une période de trente ans, les amateurs de zouglou ont grandis et leurs habitudes d’achats ont évolué avec leur situation financière. Ceux qui ont désormais les moyens se sont tournés vers une gamme plus large de vins, allant des bordeaux « Haussmann » de maquis aux crus raffinés de la célèbre cave d’Aboussouan, un restaurant haut de gamme de Treichville apprécié par les ministres et l’élite bourgeoise. Cependant, pour beaucoup, l’amour pour le Valpierre a perduré. Comme le déplore Bee Joe, « Ceux qui se sont embourgeoisés ont commencé à le dénigrer, à dire que c’était du vin de mauvaise qualité. Nous, on est toujours fidèles, je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour garder vivant cet esprit de solidarité qui nous a toujours animés depuis nos jours à l’université. »
Le Valpierre lutte pour se détacher de son étiquette de « vin pour les anciens » et pour attirer les jeunes consommateurs. Cela est dû en premier lieu à sa notoriété : il est réputé provoquer des lendemains difficile, un fait qui est devenu proverbial. « Les gens pensent que le passage aux toilettes permet d’éliminer rapidement la bière, tandis que le Valpierre reste dans le système », déclare Bee Joe, affirmant son avis d’expert. Les jeunes fêtards à la recherche d’une ivresse plus rapide que celle procurée par la bière et l’effet prétendument aphrodisiaque du Valpierre se tournent plutôt vers des cocktails combinant des spiritueux et des boissons énergisantes, comme le Vody, un mélange à base de vodka dont la vente est interdite en Côte d’Ivoire mais qui est largement contrefait.
Origine douteuse
La mauvaise réputation du Valpierre est également due à l’énigme qui entoure toujours sa fabrication. Il est supposé être lyophilisé, fabriqué à partir de pâte ou de poudre de raisin français importée en Côte d’Ivoire et réhydratée sur place avant la mise en bouteille. Alors que la Solibra se félicite dans ses publicités d’avoir « le bon vin de notre pays », son site web décrit le Valpierre comme un « vin rouge CEE » mis en bouteille dans l’usine de Sicodis… à Marcory, un quartier différent d’Abidjan.
Il semble évident que le vin ou les raisins importés sous différentes formes constituent l’ingrédient principal, étant donné que la viticulture est presque inexistante en Côte d’Ivoire. La Solibra, quant à elle, a toujours gardé les secrets de sa production et a omis de répondre à nos requêtes d’interview. Néanmoins, le mystère entourant ses origines n’a pas empêché le Valpierre de s’intégrer à la culture populaire ivoirienne, à l’instar du vin de palme et du « koutoukou », une boisson spiritueuse qui était interdite pendant plus de trente ans. « Peu importe les ingrédients utilisés, » déclare Bee Joe, « Le Valpierre fait partie de notre héritage national. »
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