Tous les épisodes de la série « Bruce Springsteen et les 40 ans de Born in the USA » sont disponibles ici. Avec The River, paru en 1980, Bruce Springsteen atteint finalement le top du palmarès américain cet année, ce qui est impressionnant pour un album double. Sa tournée, qui s’est déroulée à l’automne 1980 et 1981, lui a permis de gagner le cœur du public européen. Cette conquête survient après une première tentative en 1975, alors qu’il avait 26 ans et qu’il s’aventurait hors des États-Unis pour la première fois. Bien que cette première tentative ait été plutôt modeste et limitée au nord du continent (Londres, Stockholm et Amsterdam), il a maintenant réussi à captiver les foules, d’Oslo à Barcelone.
Pourtant, la vie hors de la scène commence à poser des problèmes. Malgré le remboursement des dettes engendrées par le procès contre son ancien manager, Mike Appel, tout semble aller pour le mieux pour Springsteen. Il en est même venu à se demander que faire avec son nouveau fortune. Pour le moment, le vagabond à l’aise sur scène semble s’accommoder de la location d’un ranch à Colts Neck, dans son état d’origine, le New Jersey, même s’il ne l’a pas encore visité. Cette situation, pense-t-il, est temporaire, jusqu’à ce qu’il réalise qu’aucun autre mode de vie ne lui convient. En particulier, il a du mal à s’adapter à une existence sans direction fixe ou foyer.
Dans l’automne de 1982, il a accompli un projet qui aurait pu être digne de l’écrivain et poète Jack Kerouac (1922-1969) : traverser son pays de l’est à l’ouest, en empruntant la voie du sud. Il s’embarque pour le périple avec un ami qui est concessionnaire, sans savoir ce que l’avenir leur réserve. Tous deux font une halte dans une petite ville du Texas et participent à une fête locale. L’atmosphère y est festive, avec des gens qui s’amusent au son d’un groupe de musique sur scène. Mais lui, il se sent submergé. Il décrit dans son autobiographie Born to Run (Albin Michel, 2016), la première manifestation de sa dépression, cette maladie maudite qui a affligé son père bipolaire, comme une boue noire prête à étouffer tout ce qu’il y a de vivant en lui.
Cette « révélation » tardive n’était en fait pas une surprise pour ceux qui avaient écouté Nebraska, son sixième album sorti en septembre 1982. Déjà, Springsteen s’était volontairement effacé de la couverture de l’album pour laisser la place à une photo de David Michael Kennedy. Capturée à travers le pare-brise d’un pick-up, l’image représente une route déserte en hiver avec un orage qui se profile à l’horizon. Le choix esthétique du noir et blanc évoque le livre Les Américains (1958), œuvre séminale de Robert Frank (1924-2019), pour lequel Kerouac avait rédigé une introduction pour l’édition américaine. Cela pourrait être n’importe où. Comme au milieu de nulle part.
L’album Nebraska semblait être un geste d’auto-sabotage commercial. Il s’agit d’une musique folk austère, enregistrée en solitaire pour un coût dérisoire de 1 000 dollars. Quatre pistes d’un magnétophone à cassette ont été suffisantes pour enregistrer deux guitares acoustiques, un harmonica, un tambourin et une mandoline. Sa voix accompagne dix élégies poétiques, flirtant avec le nihilisme. Le titre de l’album est chuchoté par un spectre, celui de Charles Starkweather (1938-1959). Les onze meurtres commis par cet admirateur de James Dean et sa petite amie de 14 ans, Cary Ann Fugate, avaient choqué l’Amérique en 1958. Ce drame a inspiré le film « La Balade sauvage » (Badlands, 1973) de Terrence Malick, qui a eu un impact si fort sur Springsteen que Nebraska commence par une description identique à la première scène du film.
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