Sur les eaux tumultueuses de l’océan Atlantique, le long des falaises du Sénégal, une bataille se déroule entre la marine du pays et les embarcations surchargées de dizaines, voire de centaines de personnes cherchant à rejoindre l’Europe. Le dernier incident s’est produit le vendredi 26 juillet, où un bateau transportant 200 migrants a été intercepté au large de la ville de Saint-Louis. Cela s’inscrit dans une série d’interceptions en cours depuis quelques semaines.
Au Sénégal, où près de 75% des habitants ont moins de 35 ans et où le taux de chômage fluctue autour de 20% depuis presque une décennie, de plus en plus de jeunes choisissent d’échapper à la pauvreté et, malgré les risques, de poursuivre l’émigration illégale. Abdoulaye Ngom, professeur chercheur en sociologie à l’université de Assane-Seck à Ziguinchor, analyse pour Le Monde Afrique la recrudescence de ces départs et leurs impacts.
Ces dernières semaines, on a pu constater une hausse des interceptions des embarcations au large du Sénégal. Comment justifiez-vous cela?
L’augmentation des départs de bateaux non autorisés est principalement due à des conditions météorologiques favorables pour les voyages en mer. Chaque année, lors de la saison estivale, nous constatons le même phénomène.
Au cours de mes investigations récentes auprès de la population migrante, j’ai observé que les mesures prises par les nouveaux dirigeants pour déplacer les vendeurs ambulants, notamment à Dakar, ont créé une poussée vers l’émigration. Beaucoup de ces individus, dont l’existence dépendait principalement du marché informel, optent souvent pour la traversée maritime risquée. Ces derniers temps, ils constituent une majorité parmi ceux qui songent à émigrer. Selon le leader de l’association nationale représentant les vendeurs ambulants, 83 de leurs membres ont tragiquement perdu la vie en mer au cours des trois mois précédents.
Il règne également un sentiment d’amertume parmi les jeunes vis-à-vis des nouvelles autorités, surtout en raison de la situation persistante de l’emploi. Les chiffres de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie indiquent un taux de chômage de 23,2 % au premier trimestre. Malgré l’accession au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye en début avril, la jeunesse ne voit pas de progrès.
Ceci étant dit, il est peut-être trop tôt pour critiquer l’inaction du nouveau président. Cependant, les jeunes qui ont soutenu et promu le programme du Pastef (parti du président Bassirou Diomaye Faye et de son premier ministre, Ousmane Sonko) espéraient un changement immédiat.
De plus, malgré l’attention médiatique considérable accordée à l’immigration irrégulière au Sénégal, on ne peut qu’observer l’indifférence des autorités politiques, actuelles et antérieures, à l’égard de cette problématique. C’est pourtant une question cruciale. Depuis le début de l’année, des centaines d’individus sont décédés ou sont portés disparus.
Les facteurs incitant à l’émigration sont-ils les mêmes aujourd’hui qu’en 2006, lors des premières vagues de départ ?
L’angoisse profonde de la jeunesse s’est intensifiée. En 2006, un nombre significatif de jeunes s’embarquaient pour l’étranger, cependant, lorsqu’ils étaient de retour, soit survivants d’une tragédie en mer ou rejetés aux portes de l’Europe, ils n’osaient pas ou peu réitérer l’expérience, du moins de manière illégale. Ces derniers temps, 99% des jeunes que j’ai interrogés affirment qu’ils sont conscients du risque du voyage mais préfèrent périr en mer que de connaître une mort sociale au Sénégal. En cas d’échec de leur tentative pour atteindre l’Europe, ils bravent à nouveau le danger.
De plus, à partir de l’année 2015, le Sénégal a connu une expansion considérable des réseaux de passeurs, de Dakar jusqu’à la Casamance [sud]. Actuellement, il y a des gens appelés « intermédiaires », dont la tâche est de solliciter les prétendants à l’émigration. Ils vont à la rencontre de ces derniers dans les villages les plus isolés, sur les marchés, dans les ateliers de menuiserie et dans tous les lieux de rassemblement des jeunes, tels que les terrains de football…
Depuis les premiers mois de l’année 2024, nous constatons une prolifération des points de départ des pirogues le long des côtes sénégalaises. Auparavant, ceux-ci étaient principalement situés dans les régions de Dakar, Saint-Louis [nord] et en Casamance. Actuellement, il n’est pas rare de voir des navires quitter Djiffer, depuis le Sine Saloum [ouest], et plus généralement dans la région de Fatick. Cela est en grande partie dû au fait que les réseaux de passeurs cherchent à échapper à la surveillance renforcée des garde-côtes, notamment grâce à l’acquisition récente de trois patrouilleurs par la marine.
Quel est le profil des aspirants à l’émigration ?
Les sans-emploi ainsi que les travailleurs du monde informel sont manifestement en surnombre. En plus, de multiples pêcheurs, qui subissent la rareté croissante des stocks de poissons due à la surpêche et ont observé un déclin de leurs profits au cours des dernières années, se retrouvent aussi parmi ceux qui envisagent de partir. Leur expertise en matière maritime est sollicitée par des groupes de passeurs pour conduire les pirogues vers les îles Canaries, aux seuils de l’Europe.
Il est néanmoins nécessaire de souligner que des progrès ont été réalisés depuis l’arrivée de Bassirou Diomaye Faye. Des renégociations de contrats avec les navires étrangers venus pêcher dans les eaux du Sénégal ont été annoncées. Ainsi, une amélioration de la situation pourrait être à l’horizon pour les pêcheurs au cours des mois à venir.
Cependant, une proportion croissante de personnes, qui bénéficient d’un travail stable, optent pour l’exil car elles jugent que leurs revenus ne leur permettent pas de mener une « belle vie » et qu’ils ont « manqué leur vie ». Ces deux concepts ont une grande importance dans le monde actuel.
Quels impacts ces départs ont-ils sur ceux qui ne les ont pas rejoins ?
Il est encore difficile de les quantifier avec précision, mais ils sont bien réels et toujours plus apparents. À titre d’exemple, dans la région de Casamance, on assiste à une augmentation des terres agricoles laissées en jachère par leurs propriétaires qui ont choisi d’émigrer. Le Sénégal étant un pays agricole, cela pourrait entraîner des enjeux dans les années futures.
Dans de nombreux hameaux, une majeure partie de la population masculine a déserté. Cela laisse aux femmes le fardeau de s’occuper seules de leurs enfants, de leurs proches et de leurs belles-familles. En outre, ceux qui s’en vont tout comme ceux qui restent, sont soumis à des effets psychologiques, qui ont jusqu’à présent été largement négligés au Sénégal. Dans les prochaines années, l’un de nos challenges consistera à évaluer les impacts de cette migration.