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5 août 2024 22 h 06 min

« Collectionneurs d’art discrets à Abidjan »

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C’est une danse subtile qui se répète lors de chaque exposition d’art, imperceptible pour ceux qui ne s’arrêtent pas pour la remarquer. Derrière les petits cercles de personnes discutant décontractées, un verre de champagne ou de vin à la main, certains invités se frayer un chemin vers le galeriste ou ses assistants. Ils examinent les œuvres présentées avec un regard plus intensif que les autres, évaluant la toile du point de vue d’un futur propriétaire. Par la suite, un indicateur professionnel placera un autocollant sur l’étiquette à côté de la peinture pour indiquer qu’elle a été vendue. Généralement, elle se vend pour plusieurs millions de francs CFA, soit plusieurs milliers d’euros.

Ce type spécifique d’achat luxueux, développé en Côte d’Ivoire au cours des trois dernières années, contraste radicalement avec les habitudes de consommation ostentatoire d’Abidjan. « C’est un achat discret », indique un galeriste. « On n’acquière pas une peinture comme on commanderait une bouteille de champagne dans une discothèque. » À l’instar de Paris, Londres ou New York, les artistes et galeristes gardent secrètement la liste de leurs clients, surtout les plus fidèles. Pour ces personnes, on réserve les invitations aux soirées privées qui précèdent l’exposition publique. Cela leur offre l’occasion de faire leur choix plus librement, à moins qu’ils ne choisissent d’acheter directement à l’atelier.

Bien que des mesures de confidentialité soient prises, l’identité des principaux collectionneurs d’art est largement connue. Adama Toungara, ancien ministre du pétrole et de l’énergie et actuel doyen des collectionneurs, possède près de 3 000 œuvres d’art. Serge Hié, un homme d’affaires, est également un grand amateur d’art classique africain et détient plus de 500 pièces. Cédric Tidiane Diarra, conseiller spécial à la primature, Janine Kacou Diagou, femme d’affaires, et Fabrice Sawegnon, politique et chef d’entreprise qui a géré Voodoo, une agence de communication politique organisatrice des campagnes électorales du président Alassane Ouattara, sont tous de grands collectionneurs d’art contemporain. Leurs collections sont en général maintenues à l’abri des regards et réservées à la famille et aux amis proches.

Selon Jessica Cissoko, commissaire d’exposition à la galerie Windsor, le fait de collectionner des œuvres d’art est devenu un signe distinctif de richesse. « L’idée est de montrer ce qu’on a chez nous : la maison, ce qu’elle renferme, les meubles de marque, les œuvres d’art. » Ce penchant est vu comme une manière plus sophistiquée d’affirmer sa différence. C’est une preuve d’avant-gardisme dans un marché de l’art encore en développement qui commence à imiter le modèle sénégalais. Comme on dit : « Abidjan a l’argent, Dakar a le goût ». Mais pourquoi ne pas avoir les deux ?

Jérémy Cauden, un jeune collectionneur et conservateur d’art africain contemporain, admet que la culture ivoirienne n’a pas traditionnellement encouragé l’affichage de collections d’art. Même le style impressionnant de l’ancien premier ministre Hamed Bakayoko, décédé en 2021, n’a jamais exposé sa vaste collection. Néanmoins, cela commence à changer avec les collectionneurs désireux de se présenter et de révéler leurs adhérences à une certaine classe et leurs bonnes préférences artistiques.

Jessica Cissoko constate que la nouvelle vague d’acheteurs d’art est généralement jeune, entre 30 et 45 ans. Ces personnes réussissent professionnellement et ont les moyens financiers de satisfaire leurs désirs d’achats d’art.

L’entrée sur le marché de l’art symbolise l’accomplissement professionnel et financier, selon un jeune collectionneur anonyme. En général, l’achat d’art intervient une fois que les autres niveaux de la pyramide de Maslow sont atteints, il s’agit d’un passe-temps pour les puissants. Pour ceux qui ont des aspirations politiques comme Fabrice Sawegnon, la collection d’art offre une proximité avec le monde culturel et une visibilité accrue. C’est dans cette dynamique qu’il poste des photos sur Instagram avec les peintres Ouattara Watts et Aboudia à Assinie, une station balnéaire du sud-est du pays. Avoir une relation avec des artistes devient une tendance cool de nos jours.

Les vernissages et événements privés sont des opportunités pour construire de nouvelles relations sociales et renforcer sa position sociale. Comme l’a déclaré un collectionneur, l’achat d’art est un signe distinctif de richesse, avec tous les attributs qui l’accompagnent. Cependant, ce n’est plus l’apanage exclusif de l’élite. Une nouvelle partie du marché émerge, avec des acheteurs et collectionneurs issus de la classe moyenne supérieure, qui sont en croissance à Abidjan.

Alors que les œuvres d’Aboudia, l’un des peintres ivoiriens les plus valorisés, peuvent atteindre près d’un demi-million d’euros, il est toujours possible d’acquérir des œuvres d’art à partir de 200 000 francs CFA (305 euros) en privilégiant les artistes à leurs débuts. Le marché a vu une sorte de ruée vers l’or, avec un attrait opportuniste pour l’art, mené par ces nouveaux collectionneurs.

Néanmoins, Cécile Fakhoury, directrice d’une galerie d’art située à Abidjan, Dakar et Paris, nuance cette tendance, reconnaissant que l’achat d’art est souvent considéré comme un investissement ou une bonne acquisition. Cependant, elle souligne que les gens achètent aussi parce qu’ils apprécient l’œuvre et sont touchés par le travail de l’artiste.

L’acte d’achat est fréquemment motivé par un désir de protectionnisme, signale-t-elle, dans le but de maintenir les œuvres d’art contemporain sur le sol africain d’où elles proviennent. Elle mentionne : « Lorsque j’ai parcouru le rapport de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr concernant la repatriation du patrimoine culturel africain en 2018, j’ai pris conscience que tout ce qui se vendait quittait le continent. Si nous ne rétablissions pas l’équilibre, nos enfants seraient contraints de voyager jusqu’en France et aux États-Unis pour admirer nos trésors nationaux. Bien que ces œuvres puissent être vendues à l’étranger, nous choisissons de préférence de les vendre localement. »

Par conséquent, les propriétaires des galeries voient positivement l’apparition de cette nouvelle classe de collectionneurs ivoiriens qui, espèrent-ils, pourra dicter ses préférences sur le marché de l’art, longtemps influencé par le regard occidental, amateur d’art purement figuratif et de scènes de vie. À l’opposé, les nouveaux acheteurs ivoiriens présentent une inclinaison pour le semi-figuratif, tel que les peintures de Peintre Obou, devenu le chouchou de la jeunesse en vogue d’Abidjan.

« Il dégage une fraîcheur, une originalité, tout en ayant une esthétique très pop qui fait sensation », complimente Gazelle Guirandou, la directrice de la galerie LouiSimone Guirandou, où ses œuvres sont exposées. « C’est une peinture joyeuse tout en restant fidèle à la tradition. Obou a réussi à complètement réinventer un art primitif et à donner vie au masque traditionnel dan, qui fait partie de sa culture. »

La mission des galeristes, comme le souligne Gazelle Guirandou, est d’enseigner aux nouveaux acquéreurs comment identifier leurs goûts et affiner leur sens esthétique. Pour qu’Abidjan puisse contrôler le récit de l’art ivoirien au lieu d’être écrit à l’extérieur de ses limites, il est nécessaire que la ville établisse un robuste réseau de collectionneurs. Ces collectionneurs doivent investir leurs ressources financières pour soutenir leurs préférences esthétiques.

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