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5 août 2024 21 h 06 min

« À Cerisy, le château est habité par des esprits fortunés. »

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L’esthétique austère du château de Cerisy-la-Salle, une demeure pleine de charme qui remonte au XVIIe siècle, peut initialement ne pas impressionner les visiteurs. Cependant, la perspective change lorsque Edith Heurgon, l’hôte de la propriété, révèle que les invités auront l’opportunité de dormir dans la même pièce où le célèbre philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) a séjourné. Heidegger, une figure clé de la philosophie française des années 1960, a participé à un colloque en son honneur en 1955, et a prononcé une de ses conférences les plus renommées, intitulée « Qu’est-ce que la philosophie? ».

Depuis 1952, le château a accueilli une variété importante de penseurs du monde entier, en particulier de la région de Cotentin, offrant ainsi un espace pour des discussions intensives dans une atmosphère décontractée. En 1958, le très respecté sociologue Raymond Aron a passé une semaine à réfléchir sur l’approche innovante de l’historien britannique Arnold Toynbee (1889-1975) sur le destin des civilisations. En 1972, le colloque « Nietzsche aujourd’hui », comprenant les philosophes post-structuralistes Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard, qui s’étaient tournés vers le perspectivisme et la philosophie du désir, a fait une forte impression.

En 1993, les philosophes Richard Rorty et Jürgen Habermas se sont rencontrés lors d’une décade dédiée à la modernité. La bâtisse a également servi de forum pour la déconstruction. Le Nouveau Roman y a également élu domicile, en particulier grâce à Jean Ricardou (1932-2016), l’un de ses principaux théoriciens et conseiller du centre culturel international de Cerisy-la-Salle, de 1978 à 2016.

« Cerisy est une récit familial, débutant avec les décennies de Pontigny dans l’Yonne. De 1910 à 1939, celles-ci furent initiées et dirigées par Paul Desjardins (1859-1940), une figure de lettres humanistes pro-Dreyfus, contemporain de Bergson et Jaurès à l’Ecole normale supérieure. Trois fois par an, il met en place des décades, c’est-à-dire dix jours de dialogues et études dans une ex-abaye cistercienne de Bourgogne, lieu désormais laïcisée. L’objectif est de mixer l’énergie de débats littéraires avec la gravité des séminaires. Des intellectuels comme André Gide, Paul Valéry, André Malraux, Alberto Moravia et bien d’autres ont discuté, en ce qu’a appelé Roger Martin du Gard un « phalanstère provisoire extraordinaire », sur des sujets divers tels que la poésie contemporaine, la fin des civilisations ou la mysticité.
Anne Heurgon (1899-1977), fille de Paul Desjardins, déplace après la guerre ce concept en Normandie, dans une maison de famille qu’elle restaure. Aujourd’hui, Edith Heurgon dirige le château avec force et rigueur; d’abord, de 1977 à 2006, avec sa sœur Catherine Peyrou (1930-2006), et aujourd’hui avec son neveu Dominique Peyrou. Selon l’historien Pascal Ory, des endroits comme Cerisy, Royaumont ou les Treilles, du fait de leur statut privé, évitent la rigidité et la standardisation du modèle français.
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