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« Sur les pierres de Trieste, se trouvent des murs et des spectres »

La plage la plus emblématique de Trieste, la Lanterna, porte un nom dont la simplicité dissimule une complexité historique non négligeable. Son appellation officielle provient d’un phare voisin, alors que son surnom, « Il Pedocin », dont le sens en dialecte est « le pou », a des origines moins claires, noyées dans un maëlstrom de légendes. Selon une vieille affiche à l’entrée, Trieste a toujours été un pionnier des lieux de villégiature balnéaire, comme le prouve l’existence du Pedocin, créé entre 1890 et 1903. L’établissement, ouvert à l’année, abrite la dernière plage non mixte d’Europe, où les deux sexes continuent de se baigner séparément, de part et d’autre d’un mur haut de trois mètres.

Tout près de la billetterie, où le prix d’entrée est de 1,20 euro pour la journée, se trouve une plaque commémorative dédiée à Ulysse (1922), le roman largement rédigé par James Joyce à Trieste. L’esprit de l’auteur irlandais imprègne les lieux, un détail qui n’échappe pas à Serena, la maître-nageuse de 21 ans, étudiante en littérature. Elle se remémore la célébration du centenaire d’Ulysse il y a deux ans, qui a provoqué un chaos certain parmi les femmes fréquentant régulièrement la plage, réticentes à céder leur place pour l’évènement.

Serena salue la « grâce revêche » de Trieste, une expression qu’elle emprunte à une autre icône de la région, le poète Umberto Saba. Lors de notre rencontre, elle veillait sur la section réservée aux hommes du site – seuls les maîtres nageurs, les garçons de moins de 14 ans et les personnes handicapées peuvent franchir le mur. Selon Serena, cet endroit est plus petit et plus paisible que la zone réservée aux femmes. À l’abri du regard des hommes, elles dialoguent et agissent très librement, souvent en demi-nudité, quel que soit leur âge. Les hommes, quant à eux, sont plus silencieux.
Tout dans ce lieu relève de la territorialité.
Attilio, rayonnant dans son maillot de bain bleu ciel, porte bien ses 81 ans. À l’époque où il travaillait dans les chantiers navals, il conduisait sa femme au Pedocin, où elle se détendait presque tous les midis. Depuis son décès, il y a quelques années, il a repris le flambeau et retrouve ses anciens camarades d’enfance et de travail. Un homme dans la cinquantaine, qui travaille comme chauffeur de taxi la nuit, se prélasse au soleil en lisant Lumière d’août de William Faulkner. Dans un coin à l’ombre, des ouvriers portuaires à la retraite jouent aux cartes. Immergés jusqu’au bassin, un homme et une femme engagent une conversation de chaque côté des bouées qui prolongent le mur séparateur dans l’eau. Aucune vague à l’horizon : le Pedocin est abrité des vents par les brises-lames du port.
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