La vie au jour le jour d’un critique d’art n’est guère pleine d’aventures. Certes, elle est parsemée de moments de bonheur face à des œuvres d’art, d’excitation, de déception, et de débats animés avec des collègues. Néanmoins, ces instants de tension semblable à un roman policier sont rares. Ainsi, Rosalind E. Krauss a été étonnée un jour au début des années 70 à New York. Elle était en train de déjeuner avec Betsy Baker, l’éditrice en chef du réputé magazine Art in America, et elles parlaient des expositions en vogue, des artistes à suivre.
Tout à coup, la responsable sort un paquet de diapositives de sa poche intérieure de son manteau. Rosalind, cinquante ans plus tard dans un café au 9ème quartier de Paris où elle a un appartement, se souvient avoir eu l’impression d’être dans un scénario de film d’espionnage. Elle a alors observé des photographies de Dan Budnik, un photojournaliste de l’agence Magnum, prises à des moments différents, mais toutes montrant la même chose: d’immenses sculptures abstraites en métal.
Rosalind E. Krauss les identifie immédiatement. Pendant ses études à Harvard, elle a dédié sa thèse à leur créateur, le sculpteur américain David Smith, décédé suite à un accident de voiture en 1965. Elle a consacré de nombreux efforts à compiler un catalogue raisonné de ses œuvres, qui sont maintenant exposées dans certains des musées les plus prestigieux du monde, du MoMA à New York à la Tate Modern à Londres, en passant par le Centre Pompidou à Paris. Elle les connaît si bien qu’elle repère instantanément la différence entre les anciennes et les nouvelles images. Les sculptures étaient autrefois peintes. Cependant, ces peintures ont été grattées. Adieu les couleurs comme le blanc, le jaune, le vert, le rouge…
Elle identifie rapidement le coupable: Clement Greenberg, qui est trente ans plus âgé qu’elle et est également critique d’art. Il est l’un des bénéficiaires de David Smith et elle est convaincue qu’il a commis cet acte de vandalisme en modifiant intentionnellement l’apparence des oeuvres. Dans le numéro de septembre-octobre 1974 d’Art in America, elle écrit que plusieurs sculptures appartenant encore à la succession de l’artiste ont été délibérément dépouillées de leur peinture, sablées, laissées à rouiller, puis vernies. D’autres ont simplement été laissées à l’extérieur, sans protection pendant des années, leurs surfaces se détériorant sous l’effet de la chaleur, du froid, de la pluie et du soleil.
Son article, intitulé « Changing the Work of David Smith », a révélé une affaire troublante dans le vaste répertoire des successions compliquées du monde de l’art américain. Une situation absurdie où les enjeux ne concernent pas l’argent ou l’héritage mais sont purement esthétiques. C’est une histoire d’ego et de théorie.
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