Le 27 juillet dernier, Le Monde a annoncé que le titre « Mort pour la France » avait été octroyé à six tireurs sénégalais qui ont été tués lors du massacre de Thiaroye en 1944, le 18 juin. Cela marque une autre étape de la France vers l’admission des crimes commis dans ses anciennes colonies africaines.
Des recherches historiques sont toujours en cours pour évaluer l’étendue de ces implications françaises. Le Monde fait un retour sur cinq cas mémoriaux qui continuent à générer des tensions entre la France et les pays africains qu’elle a colonisés, où des progrès sont espérés.
Au Sénégal, le sujet du massacre de Thiaroye reste sensible.
Il y a près de quatre-vingt ans, le 1er décembre 1944, des dizaines, voire des centaines de tireurs africains ont été abattus par l’armée française dans le camp de Thiaroye au Sénégal, selon différentes estimations d’historiens. Ces hommes, qui venaient juste de rentrer d’Europe après avoir combattu dans l’armée française et avoir été faits prisonniers de guerre lors de la Seconde Guerre mondiale, se battaient pour recevoir leur salaire correspondant à la durée de leur emprisonnement.
La reconnaissance formelle, le 18 juin, de six tirailleurs de la mention « Mort pour la France » contredit la longue supposition française d’une mutinerie de leur part. Cependant, des incertitudes persistantes concernent le nombre de personnes reconnues comme telles, qui est inférieur au nombre de victimes identifiées, bien qu’elle soit censée être étendue. Le Premier Ministre du Sénégal, Ousmane Sonko, a critiqué la France le 28 juillet, en déclarant qu’elle ne devrait pas déterminer de manière unilatérale le nombre d’Africains trahis et tués qui ont aidé à la sauver, ni la nature et l’étendue de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent.
En 2014, l’ancien président français François Hollande a admis la culpabilité de la France dans le massacre de Thiaroye et a fourni à Dakar une copie numérique des archives françaises sur le sujet. Cependant, des zones incertaines demeurent, plusieurs historiens sénégalais ont du mal à accéder à ces archives, tandis que d’autres pensent qu’ils n’ont pas tous été restitués. Ces archives sont cruciales car elles pourraient notamment aider à localiser les charniers et à identifier d’autres victimes, ouvrant ainsi la voie à une plus grande reconnaissance des victimes et à d’éventuelles réparations pour leurs descendants.
Au Cameroun, la France a longtemps rejeté sa brutalité répressive lors de la guerre d’indépendance. Mais selon l’historien Jacob Tatsitsa, le journaliste Thomas Deltombe et l’écrivain Manuel Domergue, auteurs de ‘Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique’ (La Découverte, 2019), l’armée française est responsable de la mort de milliers de civils et de personnalités anticolonialistes.
Ruben Um Nyobè, qui occupait le poste de secrétaire général de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), a été un fervent défenseur de l’indépendance et de la réunification du Cameroun, un pays à ce moment divisé entre gouvernances française et britannique. Sa vie fut tragiquement fauchée le 13 septembre 1958 aux mains de l’armée française dans une forêt à l’ouest de Yaoundé. Son corps fut déplacé de lieu en lieu avant d’être finalement enfermé dans un bloc de béton.
C’est l’éminent historien Achille Mbembe qui a entrepris de relater cette histoire. Dans les années 1980, il rendit public des ouvrages de Ruben Um Nyobè. En 1991, le Cameroun a adopté une loi visant à « réhabiliter les grandes figures de l’histoire », brisant ainsi le silence autour de l’impact de Ruben Um Nyobè et d’autres militants indépendantistes.
Une commission mixte mémorielle, responsable de l’examen du « rôle et de l’engagement de la France dans la répression des mouvements indépendantistes et d’opposition au Cameroun entre 1945 et 1971 », devrait publier ses résultats en décembre. Les membres de cette commission, des historiens principalement, ont un accès direct aux archives classifiées.
La commission est placée sous la direction de l’historienne française Karine Ramondy, en charge de la recherche, et de Blick Bassy, chanteur camerounais en charge de l’aspect artistique. Ce choix a suscité des critiques de la part du président de la Société d’histoire camerounaise, Daniel Abwa, qui a exprimé dans un communiqué en février 2023, sa perception de ce choix comme une « insulte majeure envers les historiens camerounais ».
Dans le même contexte, Madagascar a également connu une répression de ses militants indépendantistes.
A Madagascar aussi, les appels à l’indépendance ont été violemment écrasés. La brutalité de la répression de la révolte du 29 mars 1947, qui a duré de nombreux mois, a entraîné la mort ou la famine de dizaines de milliers de Malgaches. Une estimation de l’état-major français en 1948 avançait le chiffre de 89 000 morts, un chiffre qui est toujours sujet à débat aujourd’hui. Des membres du Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache (MDRM), un groupe pacifiste, ont été arrêtés et torturés malgré leur immunité parlementaire. Le 5 mai 1947, à Moramanga, point initial de la révolte, des activistes du MDRM furent enfermés dans des wagons et exécutés.
Ce n’est qu’en 2005 que ces actes ont été reconnus comme des crimes, lorsque le président Jacques Chirac a déclaré lors d’une visite officielle à Madagascar l’ « inadmissibilité des répressions nées des excès du système colonial ». Cette annonce semble avoir apaisé les autorités malgaches. Aujourd’hui, leurs requêtes se concentrent principalement sur la restitution des restes humains et des biens appartenant à des figures emblématiques de la résistance à la colonisation.
Parmi ces demandes, Madagascar sollicite le retour de trois crânes sakalaves, nom d’un groupe ethnique de l’ouest du pays, dont on pense qu’un appartient au roi Toera, décapité lors d’une offensive française à la fin du 19ème siècle. En mars, une commission franco-malgache a été formée afin de déterminer les modalités de cette restitution. De plus, en 2020, la couronne qui ornait le trône de Ranavalona III, dernière reine de Madagascar, a été restituée par la France grâce à la signature d’une convention stipulant un « prêt ».
En ce qui concerne l’Algérie, la question de la mémoire reste délicate.
Depuis 2022, un comité d’historiens français et algériens travaille sur l’histoire de la colonisation française en Algérie. Ils se concentrent sur l’accès aux archives historiques et la récupération de biens illégalement acquis, en particulier pendant la colonisation de l’Algérie par l’armée française au 19ème siècle, comme ceux appartenant à l’émir Abdelkader, un héros de la résistance algérienne qui a dû se rendre en 1847.
Lors de leur dernière rencontre en mai, la délégation algérienne a fourni une liste de biens à restituer, agissant comme un geste symbolique. Bien qu’un projet de loi autorisant ces restitutions ait été repoussé jusqu’à l’automne, la perspective parlementaire française semble prometteuse. Ainsi, une loi concernant la restitution des restes humains à des pays étrangers a été adoptée fin 2023. En 2020, un accord général a permis le transfert de 24 crânes de résistants d’Alger à Paris.
Emmanuel Macron, depuis sa prise de fonction en 2017, a souligné l’importance de cette question mémorielle délicate. Suite au rapport de Benjamin Stora en 2021, il a admis la responsabilité de la France dans plusieurs événements tragiques de sa période coloniale, comme le massacre du 17 octobre 1961, au cours duquel de nombreux Algériens manifestants pour l’indépendance pacifiquement ont été abattus par la police française à Paris. L’Assemblée nationale a également voté une résolution visant à créer une journée commémorative à cette date.
Pendant la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Paris, le 26 juillet, la délégation algérienne a rendu hommage à ces manifestants tués en jetant des roses dans la Seine, où certains d’entre eux avaient été jetés.
Les biens acquis illégalement pendant la colonisation.
Environ 90 000 œuvres originaires d’Afrique subsaharienne sont actuellement exposées dans les musées publics en France. Ces œuvres, considérées comme non aliénables, sont souvent les biens acquis durant la période coloniale. Toutefois, grâce à une loi spéciale adoptée en 2020, le sabre et le fourreau d’El Hadj Oumar Tall, le fondateur de l’empire Toucouleur, de même que le « trésor de Béhanzin », une collection de 26 articles du onzième roi du Dahomey, ont été rendus au Sénégal et au Bénin, où ces articles étaient déjà prêtés.
La loi-cadre concernant la restitution des biens culturels acquis pendant la colonisation, dont l’examen a été repoussé à l’automne, pourrait aller plus loin que les arrangements individuels qui ont permis ces restitutions préliminaires. En attendant son acceptation, il n’y a pas d’autre moyen pour rendre plus de biens demandés par plusieurs pays africains, comme le djidji ayôkwé, un tambour employé par le peuple ébrié pour la communication et qu’Emmanuel Macron avait promis de répéter en Côte d’Ivoire lors du sommet Afrique-France 2021.