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14 juillet 2024 20 h 06 min

« Mon Petit Prono »: Vivre l’Euro sans matchs

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« Vous ne comprenez rien au football et vous vous demandez si vous pouvez vous impliquer ? », interroge l’organisateur du tournoi en utilisant la plateforme de communication interne du journal, un événement qui s’apprête à me tenir occupé pour les semaines à venir. « Absolument ! C’est même préférable, les résultats les plus surprenants apportent le plus de points ! » Nous sommes à l’aube de l’Euro 2024, et cette assurance me pousse à me joindre à 85 collègues (et deux millions d’utilisateurs à travers le monde) sur l’application Mon petit prono.

Nul besoin d’être un expert du foot pour saisir le concept : on élabore un profil, on mise sur l’équipe que l’on croit qu’elle va remporter le championnat, et on prévoit le résultat des matchs à venir. Cela nécessite une vingtaine de minutes durant lesquelles je ne m’impose qu’une seule règle : tout choisir de manière aléatoire et parier sur une équipe que personne dans notre petit cercle ne soutient, en l’occurrence, la Belgique.

Au fur et à mesure des pronostics, un classement se forme. Ma stratégie pour atteindre le sommet est soigneusement élaborée. L’application met souvent en avant l’effet de la fortune du débutant sur les réseaux sociaux, et considérant que l’un des trois résultats possibles (victoire, défaite, nul) vous rapporte toujours des points, je suis enclin à croire que les cotes sont aussi équitables que lorsqu’on joue à pierre-papier-ciseaux. En fin de compte, comme l’assure le Français Martin Jaglin, l’un des cofondateurs, lors d’une interview au journal télévisé TF1, « durant la première semaine des phases de poules, une fillette de 6 ans qui jouait avec son père se classait première en France ».

En injectant un élément de jeu dans le sport.

Sans l’application Mon petit prono, j’aurais totalement ignoré cet Euro, étant plutôt porté sur les jeux vidéo plus que sur le football, comme lors de la finale de la Coupe du Monde 2022 où j’étais plongé dans The Legend of Zelda : Breath of the Wild.
L’attraction de cette application pour ceux qui ne sont pas fervents de football, comme moi, est sa capacité à transformer le pronostic en un jeu. « La “gamification” peut être qualifiée comme l’art de transformer des situations sociales en utilisant des mécanismes de jeu pour les rendre plus attrayantes, expliquait le philosophe Mathieu Triclot, auteur de l’ouvrage Philosophie des jeux vidéo (Editions La Découverte, 2017), lors d’un entretien avec Le Monde en 2019 sur cette idée.
L’application recèle de nombreux éléments familiers aux joueurs : la possibilité d’activer des bonus occasionnels pour multiplier les points en cas de victoire, l’usage d’un pseudonyme, la création de profils ou l’acquisition de trophées (diamant, platine, or…) selon les résultats. Cette couche ludique accessible à chacun offre, en théorie, une égalité de chances entre les experts du football, que je suppose experts en calculs avant de parier sur chaque équipe, et les novices en la matière. Pris par le jeu, j’ai gagné en audace et ai commencé à participer aux discussions sur le football au travail, comparant les performances de la Géorgie et du Portugal – j’ai appris dans l’ascenseur qu’une victoire surprise de la Géorgie sur le Portugal, boostée par un bonus pour « doubler la mise », avait permis à un collègue du département des sports de grimper rapidement.

Mathieu Triclot insiste que les jeux favorisent l’amitié, l’implication et la créativité, et que ces caractéristiques peuvent être utiles dans des situations sérieuses. Ceci est précisément la raison pour laquelle en 2018, lors de la Coupe du Monde au Brésil, l’application lancée par les développeurs de Mon Petit Gazon a trouvé un franc succès auprès des collègues de bureau.

Les données que j’ai collectées ne m’ont pas trompé. À mesure que l’Euro progresse, j’expérimente avec plusieurs stratégies audacieuses. Parfois, je lance une pièce et je prédit la victoire d’une équipe sur base de son résultat. À d’autres moments, je fais tourner un stylo sur une table et je laisse le hasard déterminer l’un des trois résultats possibles. Mais ai-je vraiment une chance de gagner ?

Mon expérience avec Mon Petit Prono est similaire à celle de participer à un jeu vidéo incremental, comme Cookie Clicker ou Banana, dont l’objectif unique est de collecter des points à chaque ouverture de l’application.

La veille de la finale, la réalité m’a frappé : j’étais bloqué en 73ème position. Bien que mes résultats n’étaient pas désastreux, je n’ai prédit correctement qu’un match sur trois. Cependant, un coup de chance isolé ne suffit pas pour se démarquer dans Mon Petit Prono, surtout si on ne maîtrise pas bien le football. C’est une suite de bonnes prédictions qui est nécessaire. Mes collègues qui figurent parmi les 10 premiers de notre ligue ont réussi à prédire correctement un match sur deux et six scores exacts, ce qui leur a rapporté le plus de points.

En définitive, l’histoire de la petite fille qui domine les classements français semble être une aberration statistique. Cependant, elle représente un argument de marketing idéal pour l’application, acquise en 2022 par la Ligue de Football Professionnelle, pour attirer ceux qui sont le plus réticents au football et intégrer, grâce à la « gamification », un aspect de ce sport dans leur vie quotidienne. C’est à cause ou grâce à cela que, sans avoir visionné un seul match, l’Euro est devenu un sujet de discussion constant avec mon père. Score final : le football (1) – moi (0). Certainement, je n’aurais jamais envisagé un tel résultat il y a quelques mois.