Notre jeune enfance est un mystère marqué par un paradoxe captivant. Bien que cette étape de notre vie soit d’une importance cruciale pour la suite de notre existence, nos cerveaux d’adulte semblent la masquer dans un épais brouillard. Peu d’entre nous sont capables de rappeler des expériences vécues avant l’âge de deux ou trois ans et il est difficile de se souvenir de moments avant l’âge de cinq ou six ans. Des souvenirs resurgissent-ils accidentellement de cette grande amnésie? La question reste ouverte. S’agit-il plutôt de l’écho d’une histoire familiale couramment racontée ou du reflet d’un album photo maintes fois examiné – une reconstruction ultérieure?
La « amnésie de l’enfance » comme on la nomme, est un concept ambigu. « Un enfant de 4 ans, par exemple, n’est pas amnésique », souligne le neuropsychologue Francis Eustache, expert en mémoire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm, université de Caen Normandie). Il se rappellera d’un spectacle de cirque qu’il a vu le mois dernier – mais probablement pas de la même manière qu’un adulte. Et quand il atteindra 10 ou 15 ans, il l’aura peut-être complètement oublié. Il s’agit donc d’une amnésie qui concerne les moments de notre petite enfance, mais qui se révèle plus tard dans notre vie.
Romanciers comme Patrick Modiano sont constamment à la quête de comprendre cet oubli. Modiano, en particulier, est renommé pour sa capacité à dépeindre le mystère de l’enfance perdue et l’émoi ressenti par l’adulte lorsqu’il est confronté à de rares traces de son passé. « Il ne pouvait pas décoller ses yeux de cette photo et il s’est demandé pourquoi il l’avait oubliée (…). Il a ressenti une sorte de vertige, un frisson à la base de ses cheveux. Cet enfant, dont des décennies le séparaient au point de le rendre étranger, il devait admettre que c’était lui », raconte le lauréat du Prix Nobel de Littérature 2014 dans son roman « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier » (Gallimard, 2014).
Cet oubli est intriguant et fascinant, voire un peu vertigineux. Comment est-il possible que ces premières années de notre vie, qui sont si cruciales pour la formation de notre identité, aient pu disparaître de notre mémoire consciente ? Quels sont les processus neurologiques impliqués ? Ces premières années n’ont-elles vraiment laissé aucune empreinte, aussi légère soit-elle, sur le tissu mou et gris de notre cerveau ? Si des traces existent, pourrions-nous retrouver certaines d’entre elles et rétablir des fragments de souvenirs précoces ? D’autres mammifères partagent-ils une telle amnésie ? Et en quoi un tel oubli pourrait être bénéfique pour ces espèces ? C’est un véritable trésor caché à découvrir.
Dirigeons-nous vers l’Institut Max-Planck pour le développement humain situé à Berlin, où différents aspects de ces questions sont abordés. Subitement, en cette matinée mi-juin, nous nous retrouvons en plein cœur d’un univers féerique : soit une jungle hospitalière, soit un paysage marin rempli d’êtres singuliers des sables. Tous deux sont simplement des décors projetés alternativement sur les murs de ce laboratoire atypique, construit spécifiquement pour les enfants par la postdoctorante Sarah Power, qui porte ce projet au sein de l’équipe de Markus Werkle-Bergner, un psychologue et neuroscientifique spécialisé en mémoire.
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