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« Pourquoi l’Europe ignore-t-elle Saïed? »

Finalement, l’invitation au G7 a été déclinée par Kaïs Saïed, le président tunisien. L’événement du G7, prévu du 13 au 15 juin dans le sud de l’Italie, verra Ahmed Hachani, le chef du gouvernement tunisien, en tant que représentant en l’absence de Saïed. Même si les liens entre Tunis et Rome sont solides, aucune justification à cette absence n’a été officialisée. Georgia Meloni, qui dirige le Conseil italien, s’est rendue en Tunisie quatre fois au cours de l’année passée. Malgré sa tendance autoritaire, Kaïs Saïed est toujours perçu comme un partenaire vital pour les pays occidentaux.

En fait, l’indulgence manifeste des Occidentaux réside dans l’importance accordée par l’Union européenne (UE) à la gestion des flux migratoires provenant principalement de la rive sud de la Méditerranée, un accord signé avec la Tunisie le 16 juillet 2023. Malgré les récentes tensions causées par les préoccupations exprimées par l’UE, la France et les États-Unis suite à la vague d’arrestations en mai de journalistes, d’avocats et de dirigeants d’ONG, ces préoccupations n’ont pas sérieusement affecté leurs relations.

Bien que les critiques de l’UE, de Paris et de Washington aient suscité l’ire de Saïed, qui a réuni les ambassadeurs en question et souligné son opposition à toute intervention étrangère, l’Europe a préféré adopter une approche patiente et attendre que la tempête passe. Et ce n’est pas sans raison : la collaboration entre la Tunisie et l’UE en matière de gestion des flux migratoires a été efficace. Depuis le début de l’année, moins de 23 000 migrants ont atteint les côtes italiennes, comparativement à près de 60 000 durant la même période en 2023.

En réponse aux requêtes de divers leaders européens à l’orée des élections, le député Yassine Mami et le journal Acharaa El Magharibi ont confirmé les propos qu’avait tenu le précédent ministre de l’intérieur tunisien, Kamel Feki, lors d’une réunion à huis clos en mai. Feki avait assuré aux députés que les frontières du pays étaient sous stricte surveillance.

Selon Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center, l’Italie est constante dans sa volonté de maintenir des relations avec le président tunisien Kaïs Saïed, misant sur lui pour préserver la stabilité du pays. En générale, les capitales européennes adoptent aujourd’hui une approche transactionnelle, axée sur des sujets tels que la migration, la sécurité et l’énergie. Elles seraient prêtes à ignorer l’absence de planification électorale ou de respect des droits de l’homme si c’est le prix à payer.

Kaïs Saïed, qualifié de « conservateur radical » et professeur de droit constitutionnel, est arrivé au pouvoir en octobre 2019 suite à sa victoire sans appel aux présidentielles. Sa stratégie de campagne, centrée sur la lutte contre la corruption, l’opposition aux élites politiques traditionnelles et la promotion d’un système de démocratie participative décentralisée, a reçu un accueil favorable auprès des tunisiens, en particulier parmi la jeunesse, qui étaient désenchantés après dix ans de crises politiques post-révolution et un processus de transition démocratique perçu comme insatisfaisant.

La situation en Tunisie a changé radicalement depuis le 25 juillet 2021, lors de l’intensification de la crise du Covid-19 et des tensions politiques, Kaïs Saïed a bouleversé le statu quo en paralysant le Parlement et en s’appropriant le contrôle total, un mouvement perçu comme un « coup d’État » par ses opposants mais qui a reçu l’approbation générale de la communauté internationale. Douze mois après, il a consolidé sa position ultra-présidentialiste en faisant valider une nouvelle Constitution lui accordant un pouvoir élargi.

Depuis sa prise de pouvoir audacieuse, le titulaire de la fonction présidentielle tunisienne a entrepris une déconstruction systématique des organismes intermédiaires et des institutions créées après le renversement de Zine El-Abidine Ben Ali en 2011, époque post-révolutionnaire que ses partisans surnomment « l’ère sombre ». Gérant le pays par décret, il a choisi unilatéralement de dissoudre définitivement le Parlement en mars 2022, après avoir suspendu l’application de la Constitution et avoir éliminé le Conseil judiciaire.

Au cours de la même année, il a renforcé son emprise sur le système judiciaire par la révocation de près d’une cinquantaine de juges, avant de limiter la liberté d’expression avec l’établissement de la loi 54, émise en septembre 2022 pour combattre les « fake news ». À partir de 2023, de nombreux opposants, principalement des membres du parti islamiste Ennahda – dont son dirigeant, Rached Ghannouchi –, ont été détenus et accusés de complot contre la sécurité de l’État ou de collaboration avec des forces étrangères. Plusieurs journalistes, leaders syndicaux, entrepreneurs, avocats et dirigeants d’ONG ont été emprisonnés et jugés pour les mêmes crimes. Des persécutions d’individus ont suivi.

Le sort des migrants subsahariens en Tunisie s’est durci, faisant l’objet d’une pression accrue. Sous prétexte d’avoir comploté pour changer la « composition démographique » du pays, ces individus ont été victimes d’une traque massive depuis juillet 2023. Des milliers d’entre eux ont été déracinés de leurs foyers, renvoyés de leurs emplois ou forcés à se diriger vers les frontières, dans l’isolement du désert, lors de la ratification du mémorandum avec l’Union Européenne.

Le président, dans son discours, adopte un discours combatif envers l’Occident, balayant tout reproche, même minime, venant de l’étranger, le considérant comme une intrusion dans la souveraineté du pays. Toutefois, même si il prône un rapprochement avec des puissances comme la Chine ou la Russie, pays qu’il a visité fin mai lors d’un voyage officiel, il ne peut nullement se permettre de couper les ponts avec l’Occident. En effet, l’Europe est le principal allié commercial de la Tunisie, tandis que les États-Unis fournissent un soutien financier précieux à son armée. Le rejet d’une loi interdisant les liens avec Israël par Kaïs Saïed en novembre 2023, est perçu par de nombreux députés tunisiens comme une indication de l’influence persistante de Washington.

Le 19 mai, un rapport dans le journal italien La Repubblica indiquait que des avions militaires russes avaient atterri à Djerba, une île tunisienne, suscitant une certaine inquiétude. Bien que cette nouvelle ait été réfutée par la Russie et la Tunisie, l’idée d’un glissement pro-russe de la Tunisie, qui a traditionnellement été alignée sur l’Occident, serait significative. Cependant, le virage diplomatique revendiqué par le président et sa rhétorique anti-impérialiste semblent peu s’être traduits en actions concrètes. «Je ne pense pas que quelqu’un le prenne au sérieux», remarque Hamza Meddeb. «Toutes ses gesticulations diplomatiques ne sont pas suivies de mesures concrètes. Ce sont simplement des discours et des slogans.»

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