Suite à la dissolution de l’Assemblée nationale par le président Emmanuel Macron le dimanche 9 juin, des élections législatives avancées ont été décidées les 30 juin et 7 juillet. Au terme de ces élections, il n’est pas certain que le groupe présidentiel et ses partisans maintiennent leur majorité. Si un groupement d’opposition parvient à une majorité totale, le président sera contraint de choisir un premier ministre en son sein.
Durant la Ve République, la France a expérimenté trois cohabitations lorsque les élections législatives ont été gagnées par l’opposition. La première de 1986 à 1988, avec François Mitterrand (PS) qui a nommé Jacques Chirac (RPR) premier ministre, la deuxième pendant le second mandat de M. Mitterrand avec Edouard Balladur (RPR), de 1993 à 1995, et enfin, la plus longue, entre Jacques Chirac (RPR) en tant que président et Lionel Jospin (PS) à Matignon de 1997 à 2002.
Depuis l’an 2000, l’instauration du quinquennat et le changement du calendrier électoral, avec les élections législatives suivant immédiatement la présidentielle, ont rendu le cas de cohabitation peu probable. Il n’y en a d’ailleurs plus jamais eu depuis, et le président a systématiquement obtenu une majorité à l’Assemblée nationale dans les semaines qui ont suivi son élection.
Certains observateurs perçoivent la cohabitation comme une menace de blocage politique cependant cette situation est assez bien perçue par le public. Elle soulève principalement des questions sur la répartition du pouvoir entre le président et le premier ministre.
Selon la constitution française, la gestion des affaires intérieures du pays est essentiellement confiée aux membres du gouvernement, réduisant le rôle du président de la République à une position plus secondaire.
« D’après la Constitution, le premier ministre pilote les actions gouvernementales, veille à l’application des lois et assume la responsabilité de la défense nationale. Le gouvernement a quant à lui la charge de définir et mener la politique nationale, tout en ayant le contrôle de l’administration et de l’armée.
Lors de situations dites de cohabitation, le pouvoir s’articule essentiellement autour de la relation entre le premier ministre et l’Assemblée nationale, comme l’explique Dominique Rousseau, professeur émérite à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Dans ces circonstances, la position du président de la République devient plus marginale. Ses prérogatives sont limitées et il est notamment chargé de :
– désigner son premier ministre favori (qui doit néanmoins bénéficier de la confiance de l’Assemblée) ;
– diriger le conseil des ministres (bien que son influence sur eux diminue), signer les décrets et ordonnances et avoir le pouvoir de nommer les fonctionnaires civils et militaires de l’État ;
– avoir l’autorité pour dissoudre l’Assemblée nationale (une fois par an maximum) ;
– et disposer du droit d’exercer des pouvoirs exceptionnels en cas de menace « sérieuse et imminente » sur les institutions, l’indépendance nationale, l’intégrité territoriale ou l’application des engagements internationaux.
Concernant la défense nationale et les affaires étrangères, l’expression abusive consacrée voudrait que ces secteurs soient un « domaine réservé » du président de la République. Cependant, la Constitution n’est pas aussi explicite sur ce point. En effet, le gouvernement « contrôle l’administration et la force armée » et « le premier ministre assume l’engagement de la défense nationale », d’après les articles 20 et 21. »
D’une perspective différente, le texte instaure le leader de l’État comme le « défenseur de l’indépendance nationale et de la salubrité du territoire national » (article 5). Il est désigné comme le « commandant des forces armées » et préside aux « conseils et comités de défense nationale » (article 15). Seul lui détient les codes nucléaires et détermine leur utilisation. Sur le plan de la politique extérieure, la Constitution stipule que le président négocie et valide les traités internationaux (article 52) et accrédite les ambassadeurs (article 14).
« Dans notre Constitution de 1958, une ambiguïté subsiste », observe Dominique Rousseau. On y décèle les influences contradictoires de Michel Debré désirant un premier ministre puissant, dans la tradition parlementaire britannique, et de Charles de Gaulle, souhaitant renforcer la prérogative présidentielle ». Cette ambiguïté impose une certaine harmonie entre le premier ministre et le président. C’est la raison pour laquelle la coutume a voulu que lors des trois cohabitations, les nominations soient orientées vers des ministres de la défense et des affaires étrangères appréciés des deux dirigeants, pour prévenir les tensions. « Autrefois, il existait un consensus en ces domaines, mais de nos jours, des différends marqués surgissent quant au rôle de l’Union européenne ou à la guerre en Ukraine, notamment entre Emmanuel Macron et le Rassemblement national. Cela semble nettement plus instable et pourrait poser des complications en cas de cohabitation », pense le constitutionnaliste.
Un opposant à l’Élysée, avec un potentiel de nuisance non négligeable – La force tribunicienne.
Lorsqu’un président de la République cohabite avec un gouvernement d’opposition, cela donne au président un rôle important comme chef d’opposition, un statut renforcé par sa position à l’Elysée et son influence considérable sur le public français. Par exemple, pendant la première cohabitation, François Mitterrand utilisait ses conférences de presse pour critiquer la politique gouvernementale de Jacques Chirac. De même, peu après le début de la troisième cohabitation en 1997, Jacques Chirac a profité de son interview télévisée du 14 juillet pour critiquer les premiers mouvements du gouvernement de Lionel Jospin.
Le président détient également un certain pouvoir de dérangement, dû à sa capacité exclusive de signer des décrets et des ordonnances lors des conseils des ministres, ce qui peut créer des tensions pour un gouvernement d’opposition. Un décret en conseil des ministres, qui définit une règle, n’a pas besoin de l’approbation du Parlement. Un avis est une norme émise par le gouvernement pour adopter des mesures sans suivre la procédure législative normale de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ces ordonnances nécessitent toutefois l’autorisation préalable du Parlement, d’une part pour les adopter, d’autre part pour les ratifier.
En juillet 1986, François Mitterrand a refusé de signer des ordonnances sur les privatisations proposées par le gouvernement de Jacques Chirac. Ces ordonnances prévoyaient la privatisation de plus de 60 groupes industriels, démantelant ainsi le travail accompli par les socialistes lorsqu’ils ont pris le pouvoir.
Face à l’opposition du président, Jacques Chirac a été contraint de transformer son initiative d’ordonnances en une proposition de loi. Celle-ci a été promptement adoptée par l’Assemblée nationale une fois le gouvernement engagé sous l’article 49.3 de la Constitution. Bien que François Mitterrand n’avait pas l’autorité pour entraver l’adoption du texte, il a utilisé cette stratégie pour rester fidèle à ses convictions tout en se réalignant à gauche. Il a réitéré cette manoeuvre en octobre 1986 lorsqu’il a refusé de sanctionner des ordonnances concernant la répartition électorale, puis celle relative à la flexibilité du temps de travail en décembre 1986.
De plus, le Président de la République conserve le pouvoir considérable de dissoudre l’Assemblée nationale. Bien que cette éventualité semblait peu probable lors des deux premières cohabitations qui se limitaient à deux ans, elle est devenue plausible suite aux élections législatives anticipées de 1997. En ayant procédé à la dissolution de l’Assemblée nationale, Jacques Chirac devait patienter un an avant de pouvoir envisager une nouvelle dissolution.
A partir de 1998, Lionel Jospin a retrouvé le pouvoir, mais ne l’a pas exercé, subissant plutôt la menace constante de l’épée de Damoclès. Alain Garrigou, politologue, explique cette situation comme une neutralisation mutuelle. Alors que le président ne peut mettre en œuvre le programme pour lequel il a été élu, le premier ministre, de son côté, doit administrer en évitant les erreurs qui donneraient au président une raison de dissoudre l’Assemblée pour reconquérir les législatives. Alain Garrigou, professeur émérite de sciences politiques à l’université Paris-Nanterre, remarque que Lionel Jospin a passé ses quatre dernières années au gouvernement dans la peur d’une dissolution, ne faisant que se laisser guider par les sondages. Cette mauvaise et longue expérience a persuadé les deux dirigeants en place entre 1997 et 2002 de modifier les élections pour minimiser autant que possible la cohabitation.
Selon les observations faites lors des premières cohabitations, la Constitution de 1958 favorise principalement le premier ministre, qui jouit du soutien de l’Assemblée. « Malgré le caractère conflictuel de la cohabitation, la crainte principale d’une incapacité à gouverner ne s’est pas réalisée », note Alain Garrigou dans son livre « La Politique en France », publié par La Découverte en 2017.
D’après les propos rapportés, la première cohabitation a permis l’adoption de 105 lois sans aucun blocage majeur. C’est ainsi que le gouvernement dirigé par Jacques Chirac a pu abroger certaines mesures prises par son prédécesseur. En effet, dès 1986, il a privatisé des sociétéss qui avaient été nationalisées en 1981 et a remis en cause l’établissement de la proportionnelle aux élections législatives, instaurée par les socialistes un an plus tôt, en réinstaurant le système de vote majoritaire. De plus, en août 1986, les concessions de deux chaînes de télévision privées, à savoir TV6 et La Cinq, ont été révoquées par le gouvernement. Par ailleurs, le gouvernement a également mis en œuvre des lois concernant la sécurité et la résidence des étrangers, qui prévoyaient l’expulsion par décret préfectoral et la limitation de l’accès à la carte de résidence de 10 ans, comme l’évoque M. Garrigou.
La seconde cohabitation, entre François Mitterrand et Édouard Balladur, n’a pas non plus été caractérisée par une paralysie. En effet, le Premier ministre issu du RPR a continué de mettre en œuvre le programme libéral laissé inachevé par la précédente cohabitation. En juillet 1993, une loi de privatisation visant 21 entreprises a été promulguée. De même, une réforme des retraites concernant les employés du secteur privé a été mise en place, augmentant progressivement la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite complète de 37,5 à 40 années. De plus, le montant de la pension a été basé sur les salaires perçus durant une période de 25 ans, contre 10 ans précédemment.
Entre 1997 et 2002, diverses initiatives de gauche ont été mises en œuvre sous le gouvernement de Jospin. En décembre 1997, ce dernier a introduit une réforme visant à réduire la durée du travail. Bien que Jacques Chirac ait critiqué cette initiative comme étant « autoritaire et générale », la réforme des 35 heures a été adoptée à travers deux lois en 1998 et 2000 et mise en place dans toutes les entreprises en 2002. Parmi les autres lois notables adoptées par ce gouvernement et critiquées par Jacques Chirac, on retrouve la loi établissant la couverture maladie universelle (CMU) en juillet 1999 et la mise en place du pacte civil de solidarité (PACS) en octobre de la même année. Un premier jet de cet article a été émis le 7 mai 2022.