Léonard de Vinci considérait la littérature avec une grande méfiance, comme il l’a exprimé dans ses Carnets. Selon lui, la littérature échappe à la vue, cette « porte de l’âme » qui ne trompe jamais. De Vinci demandait des garanties, qu’il a résumées dans ses Aphorismes. Pour lui, l’excellence littéraire dépend de l’intégrité naturelle de ses auteurs. Il soutenait qu’il était préférable de louer l’effort plutôt que le résultat, et de donner plus de crédit à un homme honnête mais peu habile à écrire qu’à un homme habile à écrire mais sans intégrité.
Pourrait-on dire que la littérature est le seul art dans lequel on exige également des qualités humaines ? Mais cette exigence n’est-elle pas à la hauteur des ambitions de la littérature elle-même ? Comme elle emploie la langue, elle a une certaine relation avec la vérité, même et surtout lorsqu’elle est présentée sous forme de fiction ou de fable.
Le poète Edmond Jabès (1912-1991) considérait que la littérature avait une prétention de plus qui ne devrait pas être tolérée : chaque nouveau livre, disait-il, a une exigence secrète mais impérative. Il semble dire : « Lisez-moi immédiatement. Vous n’avez jamais rien lu de semblable. »
Ces informations sont extraites du « Hors-Série Le Monde-Une vie, une œuvre : Franz Kafka l’insaisissable », publié en juin 2024 et disponible dans les kiosques ou sur notre site internet.
Dans notre collection d’auteurs, ces écrivains s’imposent à nous avec des attentes colossales. Proust décrit le style comme une question de « travail intellectuel et moral ». Kafka requiert une « conversation authentique d’homme à homme ». Pour Edgar Poe, le « talent suprême n’est rien d’autre que la morale la plus élevée ». Hermann Broch reproche aux méthodes éprouvées d’être du « l’art pour l’art ». Francis Ponge aspirait à être un « moraliste révolutionnaire ».
Les déficits éthiques et moraux se manifestent-ils par des lacunes esthétiques? Si nous nous fions à ce critère, et nous devons sans doute le faire pour prendre la littérature parfaitement au sérieux, Kafka se présente comme le véritable gardien du temple. On pourrait même se demander si, au moment où nous croyons le prendre en faute, ce n’est pas nous qui sommes restés jusqu’à présent aveugles. Quand le jeune étudiant Gustav Janouch découvre sur son bureau à l’Office des assurances ouvrières contre les accidents un magazine avec des images d’un spectacle de danseuses, il s’interroge innocemment: « Sont-elles des danseuses? ». Kafka répond : « Non, ce sont des soldats (…) la marche au pas des Prussiens et la chorégraphie des danseuses ont le même but. Dans les deux cas, il s’agit de réprimer l’individualité. »
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