À Mogosoaia, une localité proche de Bucarest, se dresse une construction colossale en béton de quatre niveaux dominant la demeure familiale de Mihaela Minca. Vêtue d’une tenue traditionnelle gitane et arborant une volumineuse tresse noire, cette sorcière auto-proclamée « la plus influente d’Europe » nous incite à faire appel à notre imagination dans ce décor encore spectral. Il faut anticiper ce que deviendra la future première institution de sorcellerie roumaine, entre une école et un musée, au milieu d’un terrain en friche où la nature reprend ses droits et ou des machines à boissons sont recouvertes de poussière. Le projet pour cet établissement, en construction depuis 2011, reste le même : valoriser et enseigner l’art des rituels, restaurer les traditions de la culture Rom et établir un lieu d’éducation, dans un pays où l’analphabétisme chez les Roms atteint 22 % pour les 16-24 ans et où plus d’un tiers des ménages roms vivent toujours sans accès à l’eau potable. « L’Etat roumain n’a pas offert d’opportunités pour notre autonomie. Au contraire, il nous a isolés et encouragés à rester ainsi. Nous nous en sortirons seules, entre femmes sorcières », déclare Mihaela, amère, en soufflant la fumée de sa cigarette noire Cigaronne qu’elle tient à l’extrémité de ses doigts vernis d’un noir profond.
En Roumanie, où ils constituent 8,6% de la population, les Roms sont souvent pris pour cible, malgré le fait que la moitié d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ils sont souvent critiqués et dénigrés sur les chaînes de télévision, encouragés par un racisme sans filtre dans le pays. C’est un phénomène si évident qu’Amnesty International a alerté sur la multiplication des discours de haine de la part de figures publiques à leur encontre en 2021. De plus, Nicolae Paun, un membre de la communauté Rom au Parlement roumain, a décrié la pratique de la sorcellerie, accusant celle-ci de ternir leur image publique et d’être une arnaque. Cette critique interne n’a fait qu’accentuer leur désir de lutter pour leur justice sociale.
Mihaela et ses deux filles sont persuadées que l’émergence de cette école-musée aidera à intégrer la sorcellerie rom dans un héritage culturel intangible au sein du territoire roumain tout en devenant un emblème de l’autonomisation féminine qu’elles encouragent. Ce projet fait en effet partie d’un mouvement plus vaste en Roumanie, où de nombreuses organisations civiques ou féministes dirigées par des femmes roms s’efforcent ces dernières années de faire de la magie un moyen de libération sociale. « Romacen-The Age of the Witch [Romacen, l’âge des sorcières], une pièce de théâtre écrite par Mihaela Dragan en 2019, raconte l’histoire de six sorcières gitanes qui, face aux oppressions multiples, établissent une communauté alternative basée sur l’entraide, où elles vivent sans subir ni racisme ni discrimination, et réaffirment le pouvoir féminin loin de la misogynie et de la brutalité du système patriarcal », ajoute Ioan Pop-Curseu, conférencier en littérature et anthropologie à l’université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca, auteur de Witchcraft in Romania (« la sorcellerie en Roumanie », Palgrave Macmillan, 2023, non traduit).
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