Elle regardait sa fillette se convulser sur le sol, ressemblant à un petit Kraken enrobé dans toutes les tenues de flottation qu’ils avaient pu récupérer pour sa taille : une tenue isothermique, un gilet de sauvetage robuste, des brassards flotteurs gonflés au maximum. Pourtant, aucun de ces éléments ne semblait faire effet : ils n’étaient même pas encore partis du quai que déjà elle gisait sur le sol rêche et inconfortable du bateau de la capitainerie du port, en pleurs, sa bouche grande ouverte en signe de protestation, ses bras et jambes étendus en signe de rébellion.
En ce jour de commencement de régate, la mère avait pensé que sa fille serait ravie de profiter de son privilège en tant que directrice du yacht club de l’île pour contempler les voiliers en pleine course. Elle espérait aussi que cela aiderait à dissiper sa peur irrationnelle de la mer qui était inconcevable pour quelqu’un issu d’une lignée de navigateurs. Malheureusement, cette peur était bien présente et indomptable.
Lors de ce weekend consacré aux courses de voile, le village était bondé de participants hirsutes et exubérants arborant fièrement leurs t-shirts de la coupe, leurs shorts, leurs lunettes de soleil et leurs bottes en néoprène qui ne quitteraient pas leurs pieds même en plein milieu de la nuit. Pendant des mois, la mère avait tout organisé pour que ces quatre jours de compétition soient sans faille : la préparation de la course, les animations, l’installation du chapiteau sur le quai, le buffet, les écrans de diffusion. Plus l’événement approchait, plus elle sentait l’excitation monter en elle, son pouls se synchronisant avec celui de l’océan. Sa fille, en revanche, était terrifiée à l’idée de monter sur un petit Zodiac pour traverser l’eau paisible du port.
Gentes brutes masculines
Plutôt que de se joindre à l’exubérance de sa mère, de se laisser emporter par l’humour des navigateurs robustes, d’observer les vaisseaux numérotés à la tête de requin quitter et rentrer au port, de se laisser emporter par l’air marin avec eux, la petite fille lisait. Allongée sur l’herbe à côté de la tente, elle dévorait un livre par jour, une collection d’histoires d’espionnage destinées aux enfants de 10 ans alors qu’elle n’en avait que 7. Ces histoires mettaient en vedette un orphelin doué en mathématiques qui rejoignait une école d’espionnage. La nuit précédente, alors qu’elle avait mis la petite fille au lit un peu ivre avant de retourner danser sur la place du village, elle lui avait chuchoté dans l’oreille : « Je ne veux jamais être une orpheline. »
Par la suite, la mère s’était déchaînée sur la piste de danse, sans la moindre coordination, et comme toujours, il avait surgi sans crier gare, émergeant des ombres pour se trouver sous les projecteurs. Alors qu’elle se trémoussait au rythme d’une gigue collective ridicule sur une chanson de Michel Berger, enroulée dans les bras de quinze ou vingt autres danseurs vêtus de tee-shirts identiques, elle assure qu’elle avait senti sa présence magnétique avant même de le voir. Pour preuve, elle s’était retournée pour le trouver face à elle, leur poitrine collée l’une à l’autre, enfin soulagée. D’une année sur l’autre, elle ne l’attendait pas consciemment, mais son corps avait hâte de retrouver celui qu’elle connaissait si bien, son amant de la régate.
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