Le penseur américain reconnu, Daniel Dennett, s’est éteint à 82 ans, le vendredi 19 avril. Sa disparition marque la perte d’un intellectuel éminent et d’un ami inestimable. Bien qu’il ait été un défenseur tenace, notamment de l’athéisme, son œuvre témoigne de son amitié éternelle pour l’humanité.
Dennett a fait ses débuts avec la naissance des sciences cognitives et a consacré sa carrière à démontrer que l’on peut comprendre l’esprit humain – y compris les concepts profonds comme l’intelligence, la conscience, la créativité et le libre arbitre – à partir d’explications matérialistes et des principes de la physique et de la biologie.
Il n’a pas simplement débattu avec ses pairs philosophes, mais a plutôt traversé les murs de laboratoires et travaillé avec des neuroscientifiques, des psychologues, des linguistes et des informaticiens. Il a mis la philosophie à portée des chercheurs en laboratoire et en a rendu la réflexion plus attrayante pour les philosophes, en s’appuyant sur l’expérimentation. De cette manière, Dennett a grandement facilité la communication entre diverses disciplines, renforçant ainsi la richesse et la vitalité des sciences cognitives.
Depuis son enfance, Dennett était de ceux qui désassemblaient un poste de radio pour comprendre comment les composants inertes pouvaient produire de la musique et de la parole – un véritable ‘miracle’. Il a adopté une approche similaire, avec une rigueur et une détermination contagieuses, pour essayer de comprendre le lien entre le cerveau et l’esprit, ce qui a suscité l’admiration de certains et l’agacement d’autres.
Il a laissé une réflexion sur l’évolution des fonctions.
Dans son ouvrage « La Conscience expliquée » (Odile Jacob, 1993), l’auteur conteste ce qu’il décrit comme « l’illusion du théâtre cartésien », en d’autres termes, l’idée souvent intuitive mais trompeuse que le cerveau fonctionne comme une machine codant les éléments de l’environnement externe sous forme de mouvements neuronaux, avant de les renvoyer à une entité centrale (un « homoncule ») qui serait le foyer de notre conscience. Cependant, cette théorie ne fait que déplacer le dilemme, car on est alors amené à se questionner sur l’entité au sein de cet « homoncule » qui « voit » ou « écoute » le retour de ces informations.
Dans une proposition qui a marqué la neurologie, Dennett inverse cette logique : il n’y a pas de neurones ou groupes de neurones spécifiques qui « voient », « comprendent » ou « désirent », car, individuellement, leur travail est très standard et limité. C’est leur action conjointe qui engendre des propriétés fonctionnelles intéressantes pour l’individu, que nous qualifions de « voir », « comprendre » et « vouloir ».
Comme dans une radio, il n’y a pas un composant unique à la fin de la chaîne qui chante, mais c’est plutôt l’interaction physique entre les différents composants qui génère le son. Ici, intervient l’importance de l’évolution des fonctions, seconde idée force du raisonnement de Dennett. À la différence d’une radio, le cerveau humain est une structure biologique, et il n’a pas été créé dans un but spécifique, mais a été formé à travers un processus d’évolution naturelle.
« Dennett a consacré des efforts considérables pour envisager les phases qui, à travers des processus mécaniques et naturels, ont conduit progressivement à l’émergence d’individus dotés d’un langage et capables de trouver des termes pour s’autocaractériser. Ce même langage initie un processus de sélection naturelle unique qui se base non plus sur les gènes, mais sur les « mèmes », c’est-à-dire les unités de sens partagées d’une personne à l’autre, à l’image du concept du « soi ». Les idées les plus populaires perdurent, se perpétuent de génération en génération et forme une culture.
Des millions d’années d’évolution ont conduit des molécules autoréplicatives simples aux sociétés humaines contemporaines, c’est formidable et potentiellement dangereux selon Dennett. Pour lui, il ne s’agit ni d’un miracle, ni de la magie, ni de l’inexplicabilité. Grâce à cette approche fondamentale, Dennett a façonné et enrichi notre compréhension du lien entre les activités cérébrale et mentale, et a inspiré de nombreuses théories.
Des objections ont été faites contre Dennett pour avoir écarté la subjectivité, le libre arbitre, et pour avoir tenté de priver les êtres humains de leur humanité en les limitant à leurs déterminants physiques et biologiques. Est-ce réellement le cas ? Dans son oeuvre « Théorie évolutionniste de la liberté » (Odile Jacob, 2004), Dennett fait référence à une séquence du film d’animation de Walt Disney, Dumbo l’éléphant, où le jeune éléphant réussit à voler pour la première fois grâce à ses grandes oreilles. »
Hésitant à prendre son élan, un ami corbeau a offert une plume à Dumbo en affirmant qu’elle était magique et qu’elle lui permettrait de voler. Avec le prétendu talisman serré dans sa trompe, Dumbo s’envole finalement, mais il est évident que son vol est rendu possible par ses grandes oreilles, pas par la plume magique. Dennett envisage qu’un autre ami pourrait révéler la vérité à Dumbo : le vrai volant c’est lui, pas la plume! Est-ce que cela reviendrait à nier le vol de Dumbo? Ou au contraire à lui révéler la véritable origine de sa capacité de vol? Dennett, comme ce compagnon honnête, ne nie ni l’existence ni l’importance de la conscience ou du libre arbitre, mais cherche à revenir à leurs véritables fondements, en écartant les artifices. Après tout, ne serait-ce pas prendre la liberté, l’éthique et la conscience au sérieux que de les relier à nos connaissances les plus solides? On peut parier que Dan Dennett, qui ne croyait pas au ciel, n’y est pas monté, mais gardons une place pour lui, là où son travail nous mène, au plus profond de nos consciences.
Dan Dennett est né à Boston (Massachussetts, États-Unis) le 28 mars 1942. Ses œuvres notables incluent La Conscience expliquée (1993), Darwin est-il dangereux? (2000) et Théorie évolutionniste de la liberté (2004). Il est décédé à Portland (Maine) le 19 avril 2024.
par Claire Sergent, Jérôme Sackur, Frédérique de Vignemont, Pascal Ludwig, Matthias Michel & Daniel Pressnitzer.
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