Abandonnons une croyance populaire erronée. Jusqu’ici, on croyait que l’huile et l’eau étaient immiscibles. Même en les mélangeant, les gouttelettes produites ne se maintenaient pas longtemps. Elles se regroupaient soit pour reformer rapidement deux phases liquides en présence d’un émulsifiant ou d’un tensioactif tel que du détergent à vaisselle, ou de la lécithine dans un contexte culinaire (comme on retrouve dans une mayonnaise, fournissant l’information par le jaune d’œuf pour émulsionner l’huile et l’eau).
Cependant, d’après une publication de Science le 12 avril, une équipe franco-américaine a réussi à créer des émulsions d’eau dans l’huile, sans tensioactif. Leurs gouttes ont maintenu leur forme pendant des semaines. « Cet effet m’a intrigué pendant longtemps. Il nous a fallu plus de trois ans pour comprendre ce qui se passait « , révèle Jérôme Bibette, professeur à l’ESPCI Paris, qui s’est associé avec l’université Harvard et la start-up Calyxia (qu’il a cofondée) pour cette étude.
« Certainement, d’autres individus ont observé ce type d’émulsions non-standards auparavant, mais ils les attribuaient à des impuretés, sans creuser plus. Ici, les ingrédients ne contiennent aucune impureté, et seulement leur hypothèse sans tensioactif s’impose « , observe Philippe Poulin, chercheur CNRS au centre de recherche Paul-Pascal à Bordeaux.
La procédure est relativement simple. On ajoute du glycérol, qui est plus visqueux et produit des gouttes presque identiques d’environ 2 micromètres de diamètre, à de l’huile. Vous pouvez utiliser de l’huile à base de silicone, de polyesters, ou d’acryliques. On mélange, et cela crée une liaison. Les gouttes s’agglutinent sans fusionner. Vous pouvez émulsionner jusqu’à 90% d’eau de cette façon. Selon Jérôme Bibette, cette méthode fonctionnerait avec de l’huile de lin dans votre cuisine.
Le plus fascinant est l’explication de ce processus. L’huile modifie son comportement en s’infiltrant à l’interface entre deux gouttes. Elle s’ajuste pour exposer ses parties les moins hydrophobes à la goutte d’eau, tandis que les parties les plus hydrophobes se lient à une molécule d’huile voisine qui a suivi le même procédé sur une autre goutte. Ces molécules se lient et forment un gel à cet endroit, comme démontré par l’analyse de résonance magnétique nucléaire. C’est ce qui explique que toutes les huiles ne sont pas efficaces. Leurs molécules ne doivent pas être trop courtes, et elles ne doivent pas seulement contenir du carbone, comme c’est le cas des huiles d’hydrocarbures.
Jérôme Bibette, plein d’idées, est ravi de ces changements sans précédent qui marquent la fin de l’ère des tensioactifs. Notamment présentes dans le secteur alimentaire et cosmétique, les émulsions peuvent également s’étendre à d’autres domaines. Il envisage de produire de nouveaux matériaux composites avec ces molécules liées. Par exemple, des emballages pourrait se décomposer plus rapidement grâce à leur haute teneur en eau. De plus, l’exploitation des gouttes pourrait permettre la fabrication de membranes filtrantes non onéreuses avec des pores très minuscules. Ce qui est remarquable, c’est que ces gouttes peuvent être transformées en capsules à l’aide d’un procédé semble-t-il simple. Un tel processus donnerait lieu à la création d’une coque d’huile remplie d’eau susceptible de contenir divers produits actifs, tels que des herbicides, des fongicides ou encore des insecticides. Cette nouvelle formulation permettrait de réduire les quantités à disperser et n’aurait pas besoin de recourir au plastique pour envelopper les coques. Calyxia, détentrice de cinquante-six brevets mondiaux sur cette technologie et récemment financée par une levée de fonds importante, est en négociation avec l’industrie des produits phytosanitaires pour fabriquer de telles capsules.