Cette histoire semble sortir tout droit d’une intrigue de roman d’espionnage médiocre. Une quarantaine d’individus en Tunisie sont soupçonnés d’avoir entretenu des relations suspectes avec des diplomates étrangers dans le but de menacer la sécurité de l’État, et ont été examinés par un juge d’instruction qui juge suffisantes les preuves pour engager des poursuites.
L’enquête, terminée le 12 avril, prend pour cibles principalement des figures de proue de l’opposition au président Kaïs Saïed, y compris des avocats, des défenseurs des droits de l’homme, des lobbyistes et d’anciens membres de la sécurité. Bernard-Henri Lévy, l’écrivain français, est également visé par la justice tunisienne.
Les preuves de l’affaire, auxquelles Le Monde a eu accès, reposent principalement sur des interactions suspectes entre les accusés et diverses personnalités diplomatiques internationales. André Parant, ancien ambassadeur de France en Tunisie, et Marcus Cornaro, actuel représentant de l’Union européenne, ainsi que leurs homologues d’Espagne et d’Italie sont mentionnés. Des diplomates d’autres pays, dont les États-Unis, la France, l’Allemagne, l’Argentine et la Grande-Bretagne, sont également cités dans l’affaire.
Ce que les médias tunisiens ont surnommé l’affaire du « Complot » a débuté en début 2023 avec les témoignages de deux sources anonymes, désignées dans le dossier uniquement par les initiales XX et XXX. L’un d’eux se présenterait comme un « informateur » de la police et l’autre comme un « témoin ». Ces deux individus ont formulé diverses accusations, sans fournir de preuves, notamment en reprochant aux accusés d’avoir secrètement tenu des réunions en Tunisie et en Europe visant à renverser le régime de Kaïs Saïed.
Les premiers à être appréhendés par les forces de l’ordre le 11 février 2023 étaient Khayam Turki, un activiste pour la démocratie, Kamel Eltaïef, un entrepreneur et lobbyiste, et Abdelhamid Jelassi, un ex-dirigeant d’Ennahda, le parti islamiste conservateur. Dans les jours qui ont suivi, d’autres notables ont été appréhendés, y compris plusieurs membres du Front de salut national, le principal opposant au président. Tous ont été mis en détention temporaire en attente de leur jugement.
Même si beaucoup de ces personnalités n’avaient rien en commun, leur arrestation en même temps a pu donner une impression de conspiration cohérente. Depuis lors, Chaïma Issa, une opposante, et Lazhar Akremi, un avocat, ont été les seuls à bénéficier d’une libération sous condition, avec interdiction de voyager et d’accéder à des « espaces publics ». Les accusations formulées dans ce dossier frôlent parfois l’invraisemblable.
Bochra Belhaj Hmida, une militante féministe en exil et ancienne présidente de l’Association tunisienne pour les femmes démocrates, est accusée d’espionner pour Paris. Ces allégations sont basées sur le témoignage de XXX et sont, selon le dossier, renforcées par le fait que l’ambassadeur de France lui a remis l’insigne de Chevalier de la Légion d’honneur en février 2022. Cette distinction lui aurait été donnée par le « président français Macron » en reconnaissance de son rôle d' »agent de liaison pour les services de renseignement français » et pour son action visant à améliorer l’image du parti islamiste conservateur Ennahda auprès des responsables politiques.
Bernard-Henri Lévy est soupçonné d’avoir noué des liens avec le lobbyiste tunisien, Kamel Eltaïef, et de s’être abstenu de soutenir la production de phosphate en Tunisie, favorisant ainsi d’autres pays de la région comme le Maroc. On lui attribue aussi la diffusion d’idéologies « maçonniques » via des organisations de bienfaisance et des personnalités tunisiennes impliquées dans l’affaire. De plus, il est accusé de travailler à la normalisation des relations entre la Tunisie et Israël et d’être membre du service de renseignement israélien, Mossad.
C’est sur les témoignages de XXX que repose l’enquête, ce que critique Chaïma Issa, la qualifiant d' »arche de Noé ». Elle affirme que le témoin anonyme a mentionné de manière désorganisée des individus sans aucun lien entre eux, ce qui a été pris comme vérité par la justice tunisienne. Pourtant, depuis quatorze mois, aucunes preuves supplémentaires n’ont été ajoutées au dossier.
Alors que les diplomates mentionnés sont au cœur de l’affaire, ils n’ont pas été interrogés par le juge d’instruction selon les conseils de la défense. En avril 2023, le pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme a envoyé une note aux ambassades pour les assurer du respect de la loi en accord avec les accords internationaux. Selon le tribunal, les documents d’enquête qui ont fuité dans les médias et les réseaux sociaux en fin février 2023 n’avaient pour but que de saboter les relations diplomatiques entre la Tunisie et plusieurs autres nations.
Le Comité pour la protection des prisonniers politiques a sollicité des éclaircissements auprès des entités diplomatiques sur les interactions incriminées par la justice tunisienne, mais n’a reçu aucune réponse. Certaines sources diplomatiques européennes basées à Tunis affirment qu’elles ont directement abordé la question avec les autorités tunisiennes et exprimé leurs préoccupations, tout en choisissant de le faire discrètement.
Depuis la fin de l’enquête, le Comité pour la protection a également dénoncé le fait que la justice maintienne les accusés en détention de manière illégale, le délai maximal autorisé pour la détention provisoire, fixé à quatorze mois, ayant été excédé. Pour l’opposante Chaïma Issa, ce qui s’est passé est un reflet de la Tunisie actuelle, un témoignage de son échec. Elle pense qu’ils sont incapables de monter un dossier correctement et que ce n’est jamais arrivé sous les règnes de Ben Ali et Bourguiba. Pour elle, ce sont eux qui en payent le prix.
Le mardi 23 avril, Hanene Gueddes, porte-parole du pôle judiciaire de lutte antiterroriste, a averti contre toute médiatisation de cette affaire et a menacé de poursuites pénales à l’encontre des contrevenants.