Placer un livre de La Route, le livre de Cormac McCarthy (L’Olivier, 2008), en évidence peut susciter des réactions imprévues : des regards mystérieux, des conversations qui se fanent. Ce dessin de l’apocalypse dans l’Ouest, qui a remporté le prix Pulitzer de la fiction pour McCarthy en 2007, déclenche des aveux intimes, comme si l’on racontait un deuil ou une période de confinement éreintante. Qui donc a eu l’inspiration, excellente et diabolique, de confier la version bande dessinée à Manu Larcenet, un auteur reconnu pour ses créations à la fois drôles et tragiques, dont bon nombre insinuent subtilement le trouble bipolaire avec lequel il vit?
L’ancien illustrateur du magazine Fluide glacial, âgé de 54 ans, a survécu à l’épreuve de la Route. Lorsqu’il est interviewé fin mars à Paris, dans l’espace de travail de son éditeur, Dargaud, il confesse avoir néanmoins vécu « un an et demi d’enfer » en travaillant sur le projet.
Le roman, semblable à une route pleine de défis, peut être interprété de diverses manières. Pour certains lecteurs qui suivent ce récit d’un père et d’un fils en haillons traversant une Amérique ravagée, se battant pour une boîte de conserve, l’histoire sera déprimante, chaque nouvelle découverte sordide les affectant profondément. D’autres, dès la première page, acceptent l’éventualité d’un avenir désespéré, et s’émerveillent devant chaque petit vestige du passé : une herbe qui a survécu sous un ciel gris, une canette de soda intacte abandonnée dans un distributeur en ruines. Manu Larcenet a ainsi lu le roman avec délectation, fasciné par sa noirceur, sans toutefois se laisser submerger. « Les scènes les plus magnifiques ne peuvent pas exister sans l’horreur à côté », affirme-t-il.
Le livre est plein de ces petits plaisirs, de ces moments en suspens. Est-il possible de les reproduire graphiquement tout en restant fidèle à leur finesse ? Avant de se lancer, l’artiste passe par une série d’essais. Par exemple, cette scène où le père allume une allumette sous la pluie, donnant naissance à cette flamme unique qui semble surgir de nulle part. Manu Larcenet la dessine sur sa tablette, puis la supprime. Il recommence. S’il réussit cette séquence, il se sent capable, pense-t-il, de relever le défi du reste de l’œuvre.
Travail rigoureux de recherche
Cormac McCarthy n’a pas dit un mot sur cette flamme éphémère : l’auteur américain est décédé à l’âge de 89 ans, le 13 juin 2023. « J’étais seul à la maison », se remémore-t-il, « mes enfants étaient en vacances, je travaillais toute la journée. J’ai oublié de boire de l’eau. J’ai eu un malaise. » Sa correspondance avec l’auteur du livre est restée à l’état embryonnaire – une lettre de motivation, traduite en anglais, pour proposer une adaptation. L’a-t-il seulement lue ? Ou peut-être que cela n’était qu’une étape officielle dans les pourparlers entre éditeurs ? Les 80 premières pages auraient néanmoins atteint l’auteur américain avant son décès.
Il reste encore 64.43% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.