Écrit. L’intitulé du livre lui-même attire l’attention. Ce « geste vers le bas » suit surprenamment une pente douce qui baisse la tête et le regard. Contrairement à la vitalité ascensionnelle généralement perçue comme positive, il donne une tonalité plus sourde, plus grave en inclinant. C’est dans cette humeur que Bartabas, le fameux directeur du théâtre équestre Zingaro, nous accueille dans son livre Un geste vers le bas (Gallimard, 112 pages, 17 euros). Ce livre est dédié à sa rencontre et à son lien artistique avec la chorégraphe allemande Pina Bausch (1940-2009). Il indique d’emblée une profondeur, une inversion de l’espace et du temps, un bouleversement des repères. Et c’est exactement ce qui se passe dans cette escapade nocturne délicatement détaillée et raffinée par une écriture précise.
Nous sommes à la fin des années 1990. Pina Bausch découvre un spectacle de Bartabas à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Fascinés l’un par l’autre, ils plongent ensemble « dans un cercle de silence, comme l’auteur le souligne. Je reconnais ce silence, le langage virtuose des chevaux, un silence splendide, interminable ». Dans cette bulle, que l’on peut ressentir physiquement tout au long du livre, ces artistes aux esthétiques distinctes et uniques se rencontrent lors des passages de Pina Bausch à Paris mais aussi à Wuppertal, en Allemagne, où sa compagnie est basée. Un appel à la rêverie.
Toujours sous le voile de la nuit, le duo se nourrit de vin rouge et de cigarettes, hantant constamment les coulisses du Théâtre Zingaro. Malgré son manque d’expérience avec les chevaux, Pina Bausch se lie intensément à Micha Figa, et vice-versa. De l’enclos où la danseuse se courbe et s’étend jusqu’à la scène, leur connection se forge lentement, sous un regard patient et émerveillé de Bartabas. Un ballet visuel et émotionnel de regards, de souffles et de mouvements, de trottes et de galopes naît et disparaît. Le long cou et les bras prolongés de la danseuse s’alignent avec la crinière et les pattes du cheval. Aucun spectacle spécifique n’est en vue, bien que la communauté artistique attende impatiemment la progéniture de ces deux B, comme Jérôme Savary l’a formulé. Une opportunité de création non contrainte pour le Festival d’Avignon de 2003, qui devait inviter Pina sans l’annoncer, n’aura jamais lieu: l’événement sera annulé à cause de la grève des travailleurs intermittents.
Cet ouvrage, constitué de 38 segments de tailles diverses, dont certains s’apparentent à des haïkus, est une formidable entreprise de conservation de la mémoire. Il délaisse la chronologie au profit d’un voyage à travers le temps imaginatif, indépendant de toute mesure temporelle. Il exploite le rêve, la substance nébuleuse des nuits insomniaques, pour extraire des fragments d’images en voie d’effacement. Il dessine avec des mots ces instants précieux dont il reste peu, à part quelques images dans le film de Lee Yanor Coffee with Pina et les dessins de Bartabas, inclus dans le livre. Ce « mouvement vers le bas », terme expliqué à la fin pour décrire une action de Pina Bausch, ravive dans une intimité délicate celle qui a passé sa vie à se dépasser pour éprouver ses émotions. Entre hommage et révélation, un trésor sauvé de l’oubli.
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