L’histoire d’un concept. On lit souvent les expressions « tableaux de désordre », « état désorganisé », « propagateurs de désordre » dans les informations. Ces phrases ne permettent pas souvent d’appréhender sereinement les situations qu’elles caractérisent. Dans l’usage commun du langage, le terme « désordre » est en fait assimilé à la perturbation, à l’anarchie et même au cataclysme.
Ce sens est cependant assez différent de sa signification originelle. Comme le philosophe Raphaël Liogier, auteur de Khaos. La promesse trahie de la modernité (Les liens qui libèrent, 2023), l’explique, « Dans l’Antiquité, le mot grec khaos, qui a évolué en chaos en latin, était une référence au néant : Un néant positif, riche en possibilités, quelque chose de trop vaste pour être défini par une simple représentation ».
Dans l’ouvrage Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), qui a fortement influencé la pensée grecque, le terme khaos représente l’état initial de l’univers, un abîme infini et créatif qui préexiste aux dieux. A partir de ce Chaos neutre – ni bien ni mal – naitront Gaïa, la « Terre aux formes généreuses, fondement éternel pour tous les êtres vivants » et ensuite Eros, le Désir, « le plus magnifique parmi les dieux éternels ». Et de ces premières divinités naîtront toutes les autres, jusqu’à ce qu’arrive, suite à une violente confrontation entre les divinités archaïques, le règne de Zeus : le cosmos, l’univers ordonné, hiérarchisé, où chaque force cosmique a son propre rôle.
Un espace non apprivoisé.
La notion d’un champ de potentialités non clairement définies, sauvages et qui en elles-mêmes abritent l’essence de l’évolution n’est pas exclusive à la civilisation grecque : on peut trouver des manifestations de cette idée dans diverses mythologies du monde entier, des tribus amérindiennes à l’Antiquité en Chine. Par exemple, le sinologue Patrice Fava (dans son œuvre « Un taoïste n’a pas d’ombre », publié chez Buchet-Chastel en 2023) décrit le début de la cosmogonie taoïste de la manière suivante : « Au commencement, l’Univers était non différencié, amalgamé. Il existait en état de potentialité, enveloppé entièrement dans une sphère, une matrice, qui représentait le Chaos originel. »
Cependant, en Occident, le mot « chaos » commencera à adopter une connotation de plus en plus effrayante. Pour le poète latin Virgile (1er siècle avant JC), le Chaos se transforme en une divinité infernale, souvent amalgamée avec l’Enfer lui-même, un « lieu silencieux plongé dans l’obscurité » conçu pour loger les âmes des morts (Enéide, 6, 264-425).
Dans l’héritage judéo-chrétien, le terme est utilisé pour représenter le « tohu-bohu » biblique (Gen.1, 2), illustrant l’état morose du monde lors des premiers moments de la création – « incohérent et vide : des ténèbres recouvraient le gouffre profond » -. Il fut par la suite arrangé par Dieu afin de donner naissance à la lumière et à la vie. Le philosophe allemand Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854) interprète même ce chaos primitif comme la face obscure et irrationnelle de Dieu. Le chaos, en Dieu, est confiné et contrôlé. Néanmoins, son aspect dangereux se dévoile lorsqu’il confronte l’individu humain: suite à la « chute » d’Adam et Eve, il incarne ce qui favorise le mal (et donc la liberté), l’imprévisible, le risque, l’histoire, incitant l’homme à se surpasser et à choisir (en toute liberté) l’amour plutôt que l’égoïsme, considère le philosophe.
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