Sur la neuvième page de son édition du 21 mars 1974, Le Monde a publié un article étonnamment critique intitulé « “Safari” ou la chasse aux Français ». Philippe Boucher, à l’époque chef du service Société du journal, y révèle que le ministère de l’intérieur a secrètement initié un vaste projet d’informatisation pour simplifier l’accès de ses agents à approximativement « 100 millions de fiches [sur les citoyens français], répartis dans 400 fichiers », en circulation dans les divers services de police, selon une source judiciaire.
Suite à la publication de cet article, l’outrage du public est immense. Huit jours plus tard, Pierre Messmer, le premier ministre de l’époque, met un terme au projet Safari et créé une commission de « l’informatique et des libertés » chargée d’établir un cadre juridique. Ce groupe d’experts a établi les fondements de la loi « informatique et libertés », promulguée en 1978, qui définit une structure légale encore largement utilisée à ce jour et qui a conduit à la création de l’autorité française de la confidentialité, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
Cependant, Safari a d’abord été un projet plutôt ordinaire. En 1970, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a révélé publiquement qu’il avait commencé à « automatiser le répertoire des personnes », mais l’information n’a eu que peu de retentissement. À ce moment, ce répertoire massif qui inclut tous les Français était géré manuellement, rendant la recherche et l’analyse lente et ardue.
Dans ce système, chaque résident est repéré par un identifiant unique de treize numéros, similaire au numéro de sécurité sociale. Ce fichier contient des informations de base telles que le nom, le prénom, le numéro de naissance, etc. Il est à noter qu’il ne contient pas beaucoup d’informations personnelles tels que l’adresse du domicile ou le statut marital. malgré sa simplicité, l’Insee considère ce fichier comme un outil administratif inestimable, qui reçoit des demandes annuelles de la part de diverses administrations, principalement l’éducation nationale et la sécurité sociale.
Au sein de cet institut, personne n’aurait envisagé que ce projet pourrait être controversé, selon Claude Poulain, qui avait récemment rejoint l’Insee en tant qu’informaticien et a écrit un article détaillé en 2022, retraçant l’histoire de Safari. Il estime que la situation résulte essentiellement d’un conflit culturel. D’un côté, il y avait des techniciens, plus précisément des polytechniciens, qui étaient convaincus de l’efficacité de l’introduction de la rationalité dans les fichiers administratifs pour gagner du temps et de la sécurité, conformément à de nombreux rapports de l’époque. De l’autre côté, il y avait les juristes avec des préoccupations totalement différentes.
Il reste 66,5% de cet article à lire pour les abonnés.