Dans le monde de la photographie au Japon, largement dominé par les hommes, Ishiuchi Miyako, 77 ans, est une éminente exception. Depuis plus de quatre décennies, elle a su se distinguer en recevant une reconnaissance et des honneurs internationaux, creusant ainsi le sillon pour plusieurs de ses collègues féminines. Son travail embrasse un large éventail de sujets, depuis l’occupation américaine jusqu’aux traces laissées par Hiroshima, sans oublier les possessions personnelles de sa mère décédée ou de Frida Kahlo, offrant une réflexion sur le déroulement du temps et l’histoire. Elle a été présentée cet été aux Rencontres de la photographie d’Arles, où elle a reçu le prix Women in Motion du groupe Kering.
Ishiuchi attribue son succès à la découverte de l’exaltation offerte par le développement manuel de photos dans une chambre noire, décrivant cette expérience comme une association de plaisir érotique et de liberté. Elle parle de l’odeur des produits chimiques, de la quasi-obscurité et de la petite lampe rouge qui caractérisent ces moments privilégiés. Pour elle, une séance en chambre noire est une chance de vivre un bon voyage, une excursion dans l’inconnu et une occasion inestimable de liberté.
Ishiuchi n’avait jamais envisagé la photographie comme un mode d’expression artistique avant cette expérience. Elle a d’abord étudié le design et le tissage, mais ne trouvait pas ce qu’elle cherchait dans ces disciplines. C’est un équipement de développement photographique laissé par un ami qui l’a attirée vers la photographie. Elle a été autodidacte et a commencé relativement tard dans la vie, vers l’âge de 26 ans. Cependant, cette rencontre avec la photographie lui a procuré un sentiment de liberté inégalé.
Qu’avez-vous ressenti le besoin de capturer avec votre appareil photo ?
Il s’agissait de Yokosuka, la cité où j’ai passé mon enfance et adolescence, de mes 6 à 19 ans, située au sud de Tokyo. Une ville que j’ai toujours méprisée. Celle-ci abritait une installation militaire américaine qui influençait énormément l’ambiance générale de la ville, la rendant empoisonnée, sulfureuse et littéralement invivable. Mon frère cadet, mes parents et moi, nous vivions dans un minuscule appartement dans un secteur délabré et de mauvaise réputation. On y rencontrait des vols, des meurtres, des humiliations. Je peux vous assurer que j’ai rapidement compris les perversités et la complexité de la nature humaine ! Ce qui était constamment surprenant, c’est qu’il y avait des frontières au sein de la ville même. Il y avait des rues où l’accès était interdit aux femmes.
Quelle en était la raison ? Quel danger couraient-elles ?
Il est certain que le viol était une peur palpable. J’étais jeune et sans connaissance précise de ce que cela signifiait, mais je ressentais l’éventuelle menace. Les agressions sexuelles étaient monnaie courante dans cette cité sous occupation. La notion généralisée était que les Américains avaient un seul objectif, satisfaire leurs envies masculines. Cette menace sexuelle était perceptible à chaque angle de rue. Avant la guerre, Yokosuka était une ville de garnison abritant des bases navales japonaises. De ce fait, elle était habituée à la culture des bordels, de la prostitution et des zones de plaisir. L’ère post-guerre n’a fait qu’intensifier cette pression sexuelle. Les autochtones de la ville se sont adaptés, mais moi, née et élevée à la campagne, j’ai été choquée en y arrivant à l’âge de six ans et j’ai immédiatement pris en aversion cette ville. En allant à l’école, je passais par le district des lampes rouges, le quartier des bordels, ce qui me rendait très inconfortable. Cette ville a modelé mon paysage mental. C’est elle qui m’a très tôt fait prendre conscience de mon identité de femme.
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