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21 août 2024 10 h 06 min

« Simenon: Mythification de l’homme ordinaire »

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Georges Simenon, bien que largement connu pour son personnage du commissaire Maigret, a écrit près de 200 histoires qui vont au-delà du personnage iconique. Dans ses « romans durs », cet auteur fécond utilise son talent unique pour créer le mythe des hommes ordinaires et scruter les destins renversés. Tout en analysant son travail et sa vie, Pierre Assouline, un biographe renommé de personnalités telles que Marcel Dassault, Gaston Gallimard, Albert Londres, et Hergé, révèle Simenon comme un écrivain complexe et désireux de reconnaissance, injectant constamment son travail avec des dualités, des failles et des paradoxes.

Dans sa résidence à Lausanne, en Suisse, Assouline a découvert de nombreux détails sur la vie de Simenon pour sa biographie de référence publiée en 1996. Malgré l’existence de nombreux essais parcellaires, aucun n’avait réussi avec autant de profondeur à établir « la » biographie de Simenon. Avant sa mort, Assouline a eu l’occasion de rencontrer Simenon qui lui a suggéré de consulter l’Université de Liège en Belgique, un dépositaire d’une importante collection de son travail. Cependant, Assouline était principalement intéressé par sa correspondance non lue.

Avec l’approbation de Georges Simenon et de sa partenaire Teresa, j’ai eu le privilège d’explorer ses archives privées. Durant une année entière, je consacrais deux jours de chaque semaine à m’immerger dans son sous-sol blindé, sous la surveillance de son bureau à l’étage supérieur. J’avais le loisir d’examiner tous ses documents personnels, tous soigneusement catalogués et ordonnés date par date. Chacun de ses échanges de correspondance comportait une copie de chaque lettre qu’il avait envoyée et reçue. J’ai eu également l’opportunité d’examiner ses contrats de publication et ses dossiers médicaux, ce qui m’a permis de reconstituer son historique de santé. Ainsi, à Lausanne, dans ce sanctuaire secret, j’ai mis la main sur une mine inestimable : des dizaines de milliers de lettres et de documents divers. Le paradis pour un biographe! C’est là que mon livre a commencé à prendre forme. Ce qui était enfermé dans ce refuge antiatomique était crucial pour comprendre Simenon et son style d’écriture unique.
Avec toutes ces découvertes, comment définiriez-vous Georges Simenon ?

Il a vu le jour sous l’emblème de l’extravagance qui représente constamment sa vie. Cette surabondance a cristallisé son identité et a contribué à le distinguer en tant qu’auteur exceptionnel. Premièrement, en tant que journaliste débutant, il rejoint la rédaction de La Gazette de Liège entre 1919 et 1922, au service des nouvelles locales, où il a publié environ un millier d’articles sous différents noms de plume. Lorsqu’il s’engage dans l’écriture de romans, il en a écrit près de deux cents sous son propre nom. En ce qui concerne ses voyages, il a exploré le globe entier. De plus, ses déménagements étaient fréquents tout au long de sa vie. Ses relations amoureuses étaient également nombreuses, en particulier son amour intense pour Joséphine Baker de 1925 à 1927. De plus, l’argent n’a jamais été un problème pour lui, surtout à partir des années 30, puisqu’on estime à 600 millions le nombre de ses livres vendus à l’échelle mondiale, et il n’a pas hésité à dépenser cette fortune extravagante. Simenon est un homme qui n’a jamais connu la modération. Donc, sa proliférativité n’est pas une surprise, car cette débordante production littéraire est à l’image de sa vie. Il est rare de trouver des écrivains qui ont écrit autant et avec une telle intensité.
Cependant, on dirait que son impressionnant corpus de romans a été éclipsé par le succès de Maigret. Le commissaire lui aurait-il volé la gloire?

Bien que Georges Simenon soit reconnu pour ses soixante-quinze enquêtes de Maigret et ses vingt-huit histoires policières, il a également publié cent dix-sept « romans durs ». Fait intéressant, Simenon considérait Maigret, son personnage le plus célèbre, comme une simple distraction. La popularité de ce personnage avait dépassé celle de son créateur, au point de presque obscurcir le reste de son œuvre. Simenon a été placé dans le rôle d’auteur de romans policiers à une époque où ce genre littéraire était sous-estimé. Il aspirait à être reconnu comme un écrivain à part entière, et a donc décidé de se consacrer à des œuvres plus littéraires après avoir rejoint la célèbre maison d’édition NRF de Gaston Gallimard en 1933. Il n’a repris les enquêtes de Maigret qu’en 1944.
Les livres qui ouvrent la collection du « Monde » – « Le Passager du “Polarlys” », publié en 1932, « La Mort de Belle », en 1952, « Les Volets verts », en 1950, « La neige était sale », en 1948, ont tous une particularité commune : ils dégagent un rythme, une ambiance et une couleur (parfois sombre) qui leur sont propres, illustrant parfaitement l’univers de Simenon. Alors, comment pourrait-on décrire son style ?

Félicien Marceau a autrefois déclaré que le héros de Simenon est une version moderne de l’homme préhistorique, avec des troubles mentaux additionnels. Roger Nimier, quant à lui, a reconnu en Simenon un talent unique pour faire de ses lecteurs ses propres personnages. Ces deux idées offrent, à mon avis, une excellente introduction à l’œuvre de Simenon. Face à ces conceptions, Simenon a répondu du tac au tac en décrivant son personnage de la manière suivante : « C’est l’homme ordinaire qui se découvre jusqu’au bout ».

Son œuvre, pour moi, trouve ses racines profondément dans l’expérience humaine. Tout comme la Bible ou les drames de Shakespeare, le roman simenonien embrasse l’éventail complet des émotions et passions humaines. Que ce soit la jalousie ou l’envie, l’amour ou la haine, l’argent, la honte, l’humiliation ou l’humilité… Simenon est un classique moderne qui a réussi à façonner notre époque.

Contrairement à beaucoup d’autres œuvres francophones, celles de Simenon sont extrêmement riches et complètes. Quant à sa manière d’écrire, il l’a lui-même caractérisée de façon très simple : « Mon style ? Il pleut ». Cette phrase, bien que semblant gratuite ou joueuse, donne un aperçu de son style, forgeant ainsi un point commun reconnu dans l’atmosphère qui imprègne son travail.

Lorsque Simenon dit « il pleut », il décrit sa syntaxe sobre et épurée. Son écriture est concise, elle se résume à un sujet, un verbe et un complément. Son style est basé sur une économie totale de mots. Comme Jean Racine, il démontre que ce n’est pas la quantité de mots qui compte, mais plutôt comment on les combine, les organise et les relie les uns aux autres. À mon avis, Simenon est le Racine du roman et dans ce contexte, je ne peux m’empêcher de penser à la définition que Jean Tardieu donne de la poésie : « C’est quand un mot rencontre un autre pour la première fois ». Je crois que Simenon est dans cette lignée, il imprime sa personnalité dès la première page de ses romans.

J’ai parcouru deux fois chacune de ses œuvres et le mot « clenche », un belgicisme qui a évolué en « enclencher » en français, a été le seul à me diriger vers le dictionnaire. Sa langue est un modèle de simplicité et d’accessibilité. Avec peu de mots mais choisis avec précision, Simenon sait dépeindre des situations, des conflits, des atmosphères et des relations entre les gens. C’est tout ce qui compose son univers.

Sa rigueur se retrouve-t-elle également dans la structure de ses romans ?
Interrogé un jour par Maurice Piron, un de ses amis responsable du fonds Simenon à l’université de Liège, sur sa méthode de création de romans, il simplifie la structure de ses intrigues à l’aide d’un graphique en forme de ligne brisée. Il la complète par les mots « crise », « passé », « drame », « dénouement » pour représenter les différentes phases de montée puis de chute de l’action. L’apogée du récit (la crise) marque le début de son roman, où il présente son personnage principal. La tension retombe ensuite – la ligne plie – permettant aux lecteurs de découvrir le passé du personnage. Puis, le récit se recentre sur le drame initial – la ligne remonte – et tombe enfin à nouveau, menant vers le dénouement.

Maurice Piron, admiratif, ne manque pas de compliments à l’égard de cette méthode qu’il considère brillante, simple et novatrice. Cependant, Simenon répond : « Il n’y a rien de surprenant, sans le savoir, j’ai reproduit le schéma de toutes les tragédies grecques, d’Eschyle à Sophocle. » Pour moi, cela prouve que Simenon est bien un classique.

Respectait-il également une discipline stricte dans son rythme de travail ?

Selon sa perception, il croit que tout est une affaire de détermination. Il rédigeait ainsi des chapitres entiers chaque matin entre 6h30 et 8h30. C’était un chapitre par jour pendant neuf jours, parfois les deux derniers le même jour. Des routines maniaques et des promenades sans fin complètent son quotidien. Lors de ses déambulations à travers la campagne, Simenon formulait ses romans en suivant un rituel strict qu’il ne manquait jamais d’observer : une promenade, une illumination, une illumination divine. À cette étape de sa création, il fait place nette en lui pour laisser ses personnages prendre place. Il parle de « l’état du roman » et de la « transe » que ses promenades lui confèrent.

Il continue avec d’autres coutumes invariables. Avant de s’attaquer à la préparation matérielle – l’enveloppe jaune, le vélin, il contacte son médecin pour s’assurer qu’aucun détail ni petite douleur n’entrave son processus d’écriture. Il ferme les rideaux de la fenêtre de son bureau pour éviter la distraction due à la météo. Il prépare également six à sept pipes à l’avance pour éviter de s’interrompre en plein travail, et taille soigneusement les cinq douzaines de crayons disposés en bouquet devant lui. Il lui faut aussi un autre élément indispensable : sa machine à écrire. C’est elle qui rythme son écriture, sans aucune rature ou repentance. De cette façon, il se jette corps et âme dans chacun de ses romans, toujours en suivant les mêmes principes, donnant une totale liberté à son imagination.

Est-ce que les romans de Simenon, à l’instar des grands récits humains, ont-ils une dimension mythique ?

Simenon a toujours mis l’homme ordinaire au cœur de ses œuvres. Il s’est attaché à ce personnage négligé par beaucoup d’écrivains, qu’importe son métier ou son vécu. Il est essentiel de rappeler que Simenon est issu du peuple, c’est son univers. Il y puise son inspiration et cela nourrit l’ensemble de son travail. Lorsque Maurice Piron lui demande d’où vient son muse, Simenon répond: « Regarde cette serveuse s’occuper des clients de ce restaurant. Il est possible qu’elle soit la fille du propriétaire ou peut-être pas. C’est là que commence le romanesque Simenonien : avec le doute. » Cependant, bien qu’il explore les personnes et leur vérité, cherchant à les comprendre, il se refuse à les juger. En effet, « Comprendre et non juger » est devenu le credo de tous ses livres.

Simenon aurait pu être un avocat pour les insoutenables, tentant de justifier leurs actions sans pour autant les excuser ou minimiser leurs actes. Il ne met aucune barrière entre lui et l’homme ordinaire, en conservant d’ailleurs leurs craintes et phobies. Depuis son enfance, deux obsessions hantent Simenon : la pauvreté et la folie. Il a toujours eu peur de finir sans-abri, de sombrer dans la démence ou le crime. Il confesse subtilement : « Grâce à Maigret, j’ai tué un monde fou. » Je crois que sa peur de perdre pied un jour, l’attirait, voire le hantait avec la psychologie des profondeurs.

Comment aujourd’hui, Simenon parvient-il à toucher des publics de différentes cultures, disséminés aux quatre coins du globe ?

L’approche littéraire de Simenon se focalise principalement sur l’étude psychologique de ses personnages, sans donner trop de détails sur le lieu ou le contexte. C’est cette approche qui fait de son travail un classique intemporel et universel. Bien que personne ne soit contraint de lire ses œuvres, elles sont toujours traduites et lues à travers le monde, captivant aussi bien les Français que les Américains ou les Japonais. Simenon ne se laisse pas encadrer dans une époque spécifique, car son œuvre transcende le temps. Sa méfiance envers le contexte historique et son incompréhension du changement et du progrès l’amènent à effacer presque toute marque historique dans son travail.

Son roman « La neige était sale » est peut-être l’exception à cette règle. Ce livre, qui est significatif pour les fans de Simenon, est sans doute l’expression la plus sombre de toute sa littérature. Il s’agit d’un récit politique qui se réfère discrètement aux dictatures de l’Europe de l’Est, sans fournir aucun détail spécifique sur les lieux ou les personnages. Le roman se déroule dans une ville non française sous l’occupation allemande pendant la guerre, mais on n’en sait pas plus. Sa force et son inconfort ne passent pas inaperçus et font de lui l’un des rares romans de Simenon à avoir été adaptés au théâtre et à la radio, sous la conduite de Frédéric Dard. Cependant, cette obscurité n’est pas une caractéristique constante dans l’œuvre de Simenon. Elle reflète plutôt, selon moi, l’état d’esprit dans lequel Simenon se trouvait lorsqu’il a écrit ce livre.

Suite à l’étude de sa biographie, riche en documents non encore explorés, et après plusieurs relectures de son travail romanesque, quels autres aspects de Georges Simenon reste-t-il à connaître ?

Je souhaiterais se concentrer sur l’interaction qu’il avait avec sa mère, qui, je pense, est au cœur de ses aspirations à la réussite et à l’appréciation. En décembre 1970, Simenon, pour la retrouver, se rend à l’hôpital de Bavière à Liège. Elle a 90 ans, ses jours sont comptés. De ces moments de profonde douleur émergera sa Lettre à ma mère, où avec véhémence, il lui rappelle, « Tout le monde me respecte, sauf toi… ». Il admet que son écriture a toujours été un défi à réussir du point de vue de sa mère et que son existence s’est édifiée dans la contradiction de l’éducation qu’il a reçue, dans l’héritage des craintes du futur qu’elle lui a inculquées. Même s’il n’a cessé de lui montrer qu’il était capable de gagner de l’argent, il n’a jamais réussi à l’aider financièrement. Sa mère conservait les fonds qu’il lui envoyait, pour lui rendre un jour la totalité. Publiée en 1974, sa Lettre à ma mère matérialise l’incompréhension entre deux personnes qui n’ont jamais réussi à s’aimer ou à se comprendre. Ceci est le cœur de sa douleur.

Ce qui me séduit chez Simenon, c’est sa manière d’écrire. Sa prodigieuse capacité de création littéraire ainsi que la variété de ses travaux m’émerveillent toujours. Concernant la personne qu’il était, bien qu’intéressante, il n’était pas pour moi un exemple à suivre. C’est la force collective de son travail et de son caractère qui le rend, à mon avis, une personnalité et un écrivain exceptionnels, qui ont encore beaucoup à révéler. Ses romans possèdent l’intemporalité requise pour demeurer contemporains malgré le passage du temps.
Pour plus d’informations sur la collection publiée par Le Monde, consultez le site Lemondedesimenon.fr
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