Avez-vous entendu parler du Café Müller ? Il s’agit d’un bistrot traditionnel qui n’a pas changé depuis son établissement en 1978, à Wuppertal, en Allemagne. Aujourd’hui, ce bar, portant un nom commun en allemand, est reconnu à l’échelle mondiale. Sa disposition inhabituelle avec beaucoup de chaises mais peu de tables donne l’impression que les clients sont debout, déambulant tout en savourant leur boisson sans la poser. Sans aucun doute, cet endroit attire des personnalités curieuses, des êtres qui semblent survivre à la vie, hantés par l’incertitude et en quête constante de chaleur humaine, d’un baiser, de l’amour ou de toutes ces choses à la fois.
Cette brasserie aux lumières diffuses, où l’on aime entrer (du moins dans l’esprit) comme dans une roue de hamster, est l’œuvre de Pina Bausch (1940-2009). Cette chorégraphe allemande a habité cet endroit jusqu’à 2008, un an avant sa disparition. Au cœur d’un ensemble de cinq personnages déchirés, elle était comme un fantôme, les yeux clos, dans sa longue chemise de nuit blanche, exprimant à travers la danse sa souffrance traumatique.
Café Müller est non seulement un chef-d’œuvre et un repère dans l’histoire de l’art chorégraphique, mais c’est également l’unique pièce que cette artiste a interprétée tout au long de sa vie, à l’exception d’un bref solo dans Danzon (1995). Son compagnon Rolf Borzik (1944-1980), un artiste plasticien, était responsable de la conception des décors et des costumes. C’est un bijou précieux et essentiel qui résume parfaitement les motifs de l’artiste allemande : la recherche de l’amour, la souffrance, la violence, la solitude… On en compte six versions différentes.
L’arrivée à la Fabrica à Avignon réserve des surprises. On constate que Café Müller a changé de mains. Boris Charmatz, le célèbre chorégraphe qui a pris les rênes du Tanztheater Wuppertal en 2022, a renommé le lieu en un nom beaucoup plus digeste : Forever (Immersion in Café Müller de Pina Bausch). Le décor habituel n’est plus. Yves Godin a rénové les lumières en style néon blanc au plafond. Les chaises dispersées dans la pièce, encadrées par les spectateurs, confirment qu’on est au bon endroit, heureusement, la musique de Purcell est toujours présente.
La nouvelle approche de Boris Charmatz pose des questions sur les droits moraux d’une œuvre, ainsi que sur les aspects d’un spectacle que l’on choisit de maintenir, de modifier ou d’éliminer pour préserver sa soi-disant pérennité. N’oublions pas que l’idée de Forever est née lorsque Charmatz assistait aux répétitions de Café Müller. Cette pensée est cruciale lorsqu’on s’immerge dans cette longue performance de sept heures qui comprend six versions de Café Müller avec six distributions différentes et un grand nombre de jeunes interprètes. Chaque interprétation est ponctuée d’interludes : des textes, des confidences de danseurs… Ces interventions donnent du rythme au spectacle et fournissent des renseignements sur ce café que l’on fréquente depuis tant d’années. Heureusement, quelques piliers-danseurs sont toujours présents derrière le comptoir : Jean-Laurent Sasportes, Michael Strecker, Nazareth Panadero, Azusa Seyama-Prioville, Héléna Pikon (également directrice de répétitions), qui a succédé à Pina Bausch après son décès en 2009.
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