Quel récit ! C’est la première réflexion qu’on se fait lors de la première impression de The Making of Berlin, un spectacle à la fois déstabilisant et enchanteur, présenté au Centquatre, à Paris. Rapidement, l’exclamation se métamorphose en interrogation. Faut-il ici discuter d’histoire en majuscules ou en minuscules? «L’histoire avec son grand H comme le formulait Georges Perec, marquée par le cachet de la réalité, ou avec un ‘h’ en minuscules, relevant de la fiction ?
Telles interrogations et bien d’autres sont formulées par le groupe Berlin en un puzzle complexe qui brouille les limites convenues. Pour son vingtième anniversaire, cette troupe d’Anvers, fondée en 2003 et qui opère à la croisée des chemins entre la réalité et la fiction, entre le théâtre et la vidéo, a voulu produire un spectacle sur la ville qui a inspiré son appellation.
En surface, l’approche semble relever du documentaire le plus traditionnel. Enquêtant sur Berlin, les membres du groupe croisent un vieil homme intrigant, qui semble incorporer les contradictions et les divisions de l’histoire de sa ville. À la fin de la guerre, au printemps 1945, Friedrich Mohr était chef d’orchestre à la Philharmonie de Berlin. Il n’était ni résistant ni nazi, se situant comme beaucoup d’autres dans une zone intermédiaire, couvert par son rôle dans une institution considérée comme une vitrine par le régime hitlérien.
Une émotion ineffable.
Lors des dernières heures de la guerre, alors que Berlin faisait face à des bombardements, un homme a imaginé une initiative audacieuse. Son idée consistait à jouer la Marche funèbre de Siegfried, un magnifique intermède orchestral tiré de la pièce Twilight of the Gods de Wagner. Pour ce faire, il prévoyait de diviser l’orchestre en six groupes et de les installer dans différents bunkers de la ville. Le chef d’orchestre, lui, serait relié aux musiciens via radio. Le but principal de ce projet était de faire ressortir un peu de beauté malgré l’horreur et la tragédie. Cependant, le projet n’a jamais vu le jour.
La réalisation non aboutie de ce projet a fasciné le metteur en scène berlinois, Yves Degryse, et son équipe, qui ont eu l’idée de concrétiser le rêve inachevé de Friedrich Mohr, 78 ans plus tard. Alejo Pérez, le chef de l’Opéra de Flandres, et ce dernier ont soutenu le projet. Ils ont localisé des caves dans les sous-sols d’Anvers et de Gand qui pourraient servir de bunkers.
Néanmoins, la vérité s’effrite peu à peu et se dissipe au fur et à mesure que le spectacle progresse. En mettant en avant le « making of » du spectacle lui-même, la forme même de la représentation finit par dérouter les spectateurs.
Est-ce que Friedrich Mohr est vraiment qui il prétend être ? L’existence du Projet Siegfried est-elle une réalité ? Les historiens, vrais ou faux, cités dans l’œuvre, découvrent des signes inquiétants concernant la fiabilité de son récit, en utilisant des photos d’époque et des correspondances de dates. Lorsqu’on lui demande de fournir des éclaircissements, Friedrich Mohr dit cette phrase qui est le noyau de The Making of Berlin : « Mon histoire est réelle. Elle ne s’est jamais passé, mais elle est vraie. » Le Projet Siegfried, dans sa déclinaison 2023, se réalise alors : L’orchestre de Flandre, divisé (visuellement du moins) en divers ensembles, interprète un extrait de Le Crépuscule des Dieux. Et cette réalisation suscite une émotion inexplicable, comme si le rêve de l’homme âge se heurtait à la vérité d’un désir de guérison collective.
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